Étranges les faits qui conduisent des causes aux conséquences, les actes aux faits, l’inspiration à la création ; les voies de l’art sont impénétrables… En ce sens, la genèse de cet entretien s’ancre dans un jardinet une soirée d’août. Une chaise longue. Une jeune femme qui s’y détend, et entre deux rafraîchissements, feuillette le Harper’s Baazar du mois…
Elle: « Hey regarde Chéri, il a l’air pas mal ce livre… »
Moi : « Ah…qu’est-ce que… ? »
Elle : « Là, un article sur un bouquin… Le roman de Jeanne et Nathan ça s’appelle…Je crois que ça parle de porno et d’addictions… »
J’ai pensé « Encore ! » sans vraiment prêter plus attention. J’avais entendu le nom du roman et demandé celui de son auteur – Clément Carmar-Mercier – puis décrété aussi sec que cela ne pouvait pas m’intéresser. Encore du sexe, encore de la drogue. Encore un livre pour aller regarder sous les draps, et nous raconter ce qu’il s’y passe. Cette époque adore, raffole de ça. Elle sait comment fabriquer désormais à la chaîne, toute une flopée d’agents et de produits prêts à la fois à anticiper nos envies, comme à combler nos manques. Et j’imaginais alors à l’instant une quatrième de couverture évoquant « les confessions d’une ex starlette du X ; petite étoile filante tombée trop vite dans l’enfer blanc de la poudre, mais refusant de s’y éteindre. Un récit sur la lutte, le pardon et la rédemption. Celui – aussi -du regard lucide d’une génération sur elle-même. Un livre coup-de-poing. ». Ce genre de fadaises.
En bref, probablement une nouvelle autofiction. Le genre de chose que certains écrivent pour parler d’eux-mêmes, lorsque ce qui est intéressant – soit tout le reste – paraît leur demeurer définitivement interdit. A proprement parler, les rayons des librairies croulent tout à fait sous cet ersatz de littérature. Et ne souhaitant pas encombrer davantage ceux de ma bibliothèque, je rangeais simplement l’existence de ce bouquin dans un coin de ma tête, avant de retourner en cuisine pour y préparer des drinks. Un mois plus tard, début septembre, c’est par le truchement d’une émission de France Culture et la diffusion d’un podcast de son auteur que « Le roman de Jeanne et Nathan » revenait dans ma direction pour s’imposer à nouveau à mon champ cognitif.
Fraîchement récompensé du Prix Transfuge dans la section Premier Roman, Clément Camar-Mercier nous y présente ses personnages, tant par la forme que par le fond. Il y évoque la « société de l’addiction » , celle avec un grand A et qui nous maintient toujours plus ou moins sous sa coupe. La consommation et le manque… les manques, ceux qui sont nôtres. Le chaos comme dirait l’autre…
Dramaturge et traducteur de l’œuvre de William Shakespeare, il insiste sur l’importance de la notion de fiction dans son récit, un extrait en est lu et tout cela semble fort intéressant. Il semble que je doive lire l’ouvrage, cela s’impose.
La décision est cette fois logiquement prise d’acheter son roman, le lire… et pourquoi ne pas solliciter ensuite une entrevue à l’auteur ?
Le roman de Jeanne et Nathan, c’est une histoire moderne. Une fiction qui prend pied dans le réel pour mieux s’en écarter. A croire d’ailleurs que la fiction aujourd’hui reste le meilleur biais pour donner des leçons au réel susnommé ; voici une histoire plus vraie que le reflet d’un écran de téléphone portable : Jeanne et Nathan, respectivement (jeunes) porn-star et universitaire, dont le liant – telle la farine – se trouve être une sévère addiction à la cocaïne , lesquels se rencontrent après maintes déboires, en cure de désintoxication. Mais attention : la cocaïne ici se trouve n’être qu’un prétexte, un paravent.
La valeur d’une œuvre d’art, par-delà ce qui semble être son sujet, se résume en somme à un simple axiome : En quoi celle-ci nous parle-t-elle de nous ? En d’autres termes, en quoi un ouvrage évoquant deux personnages à la dérive et accros à la drogue, parle-t-il de toi, moi… nous, et cela quand bien même nous ne consommons pas de drogue(s). Voici exactement le type de question que je désire poser à l’auteur.
Pierre Ehlinger – Comment vous est venue l’idée de ce roman ?
Clément Camar-Mercier – J’ai 36 ans, et je voulais écrire un roman depuis longtemps, mais cela prend du temps ! C’est en 2020, avant le confinement relatif au Covid, que j’ai entamé la rédaction du livre. J’avais commencé avant, mais le confinement m’a donc offert de persévérer. Puis il y avait ces personnages, que je voulais faire exister. J’ai d’abord pensé à écrire pour le théâtre, mais avant tout… je voulais écrire une histoire autour de personnages ne se pensant plus capables d’aimer.
C’était ça mon sujet, mon désir premier : raconter comment aujourd’hui, on peut par soi-même ou à cause de la société, se sentir dévalorisé au point de croire qu’on ne peut plus aimer… ni être aimé Il s’agissait donc de leur trouver un cadre pour donner vie à ces entités. Pour chacun un métier, un caractère…et j’ai choisi d’utiliser la drogue comme une métaphore pour parler des addictions contemporaines. Parler de l’addiction, la nôtre. Faire de façon à ce que même ceux qui ne se droguent pas se retrouvent dans ces comportements. Voici ce qui m’intéressait absolument.
Pourquoi avoir choisi justement ces métiers-là (une actrice X et un universitaire. Ndlr) pour vos personnages ?
Pour Jeanne, actrice de films X me semblait être le lieu où paradoxalement se trouvait le plus « d’amour sans amour » si je puis dire. J’ai donc pensé pour elle au monde du porno, puis finalement aussi à celui de l’université pour lui. L’idée qu’il n’y soit pas pris au sérieux tendait à expliquer son manque d’amour envers lui-même. Le monde universitaire a – selon moi – cette tendance à hiérarchiser les choses. Décider ce qui artistiquement a de la valeur, de ce qui n’en a pas.
En ce sens, la spécialité du personnage de Nathan (le cinéma américain populaire) faisait qu’il était dévalorisé au sein de l’université. Je trouvais intéressant que ce qu’il aime soit méprisé par les puissances intellectuelles, les faiseurs d’opinions de ce pays. Ce qui dans une certaine mesure, est encore assez vrai au sein du milieu universitaire. Un professeur frustré et une actrice porno…je voulais que le lien se fasse autour du cinéma. C’est autour de ce plan, j’ai construit ce livre.
Avec la clinique de désintoxication comme cadre de fond également ?
La clinique me semblait être le lieu de réunion où « ceux qui vivent le trop-plein d’amour qui ôte l’amour » pouvaient se retrouver. Toutes ces personnes, qui sont aussi un peu nous, finissent par se perdre quand l’amour virtuel, celui des réseaux, ne suffit plus. Quand « l’Homo Addictus » se retrouve face à son propre vide existentiel.
Oui, il y a en ce sens des passages assez crus dans le livre. Vous n’êtes pas tendre avec la figure du porno…
C’est aussi une image du réel. Le porno, en différenciant à ce point le sexe de l’amour, a conduit le personnage de Jeanne à ne même plus se poser la question quant à ce dernier. Pour Nathan, c’est le manque de considération qui le conduit à ne plus réussir à s’aimer. Trop ici, pas assez là…
Et techniquement, vous travaillez donc sur plan ?
Oui, afin de mieux m’en échapper par la suite ! Le plan, c’est à la fois ce qui me pousse à écrire en me levant le matin, et qui me permet aussi de m’en évader le moment venu. J’y suis à la fois Thésée et le Minotaure.
J’ai remarqué dans vos entretiens que vous insistiez beaucoup sur la notion de fiction… pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Je crois fermement que c’est par la fiction que l’on donne sens au réel. J’aime la fiction, j’ai foi en la fiction dans les arts ! Je crois qu’à vouloir dire qu’une histoire vraie et inspirée du réel – comme c’est la tendance aujourd’hui – nous rapprocherait d’une vérité, est un leurre. Je crois au contraire que c’est justement la fiction qui nous rapproche d’une des réalités du monde. Certes, on pourrait théoriser là-dessus, et soit vous croyez en la puissance du témoignage, qui je pense est du domaine de l’Historien, soit en tant qu’auteur vous considérez que le faux est un moment du vrai.
C’est donc par le fictionnel que la vérité s’inscrit dans le roman ; et ne pas assumer cette part de faux revient à nous éloigner du vrai. Présentez-moi quelque chose comme vrai, et je ne verrais probablement dedans que le faux. A l’inverse, ce qui parfois se présente comme faux sonne absolument juste. En décrivant par exemple pour le personnage de Jeanne, une scène porno bien que totalement fausse, j’essaie malgré tout de la rendre on ne peut plus crédible et vraie. Réelle par fiction.
On retrouve d’ailleurs ce schéma jusque dans certaines scènes du livre…
Absolument. Les personnages se retrouvent à un moment à devoir faire face à leurs propres points de rupture ; et ils mettent ainsi eux-mêmes en scène leur besoin de rentrer en cure de désintoxication. Faces aux problématiques qui sont les leurs, ils sont obligés de créer leurs destins. Et entant qu’auteur, créer de la fiction dans la fiction permet encore une fois au lecteur de se regarder lui-même en face. Mon idée de départ était de partir du concret pur, de faire une boucle par l’allégorie, puis retourner enfin vers le concret. Terminer dans la réalité, même la plus sombre.
La première partie du récit semble parfois frayer avec un certain formalisme stylistique semblant parfois un peu simpliste…avant au final de prendre de l’épaisseur, était-ce choisi ?
Oui, une intention inconsciente peut-être…mais j’ai voulu construire ce récit comme une fable, un chant Homérique, un roman Picaresque. Je voulais que la forme s’attache au fond, et la construction du livre va en ce sens. Enfermés au début dans un monde qui les détruit, il me semblait que le style devait incarner puis accompagner cette aventure. L’enfermement stylistique du début en vient à se déployer vers quelque chose de plus ouvert au fur et à mesure. Via les péripéties, puis leur rencontre, les champs lexicaux et la syntaxe changent ; cette évolution du style est voulue.
Vos personnages passent par des situations particulièrement rudes, et paradoxalement si crédibles. Est-ce un souhait de traiter de problématiques particulières ?
Ce livre parle de notre époque, de la réalité de celle-ci. Il lui fallait une « petite crédibilité » même si je n’aime pas ce terme. Je me suis bien sûr renseigné. Mais disons qu’au-delà, tout ce qui n’est pas renseigné est vécu, et tout ce qui n’est pas vécu est renseigné… (sourire). Je m’efforce de dépeindre à travers Jeanne et Nathan « l’Homo-Addictus » qui se trouve en chacun de nous par des biais différents mais complémentaires. Tous les deux accros à l’image qu’ils renvoient, ce qui les conduit à une dépendance à la drogue. Il était amusant de faire se croiser ces deux univers qui à l’origine ne paraissent rien avoir en commun, et pourtant …
Il s’agit presque d’un roman métaphysique, voir théologique…
« Presque » est un euphémisme ! C’est avant tout une histoire d’amour entre un Juif et une Chrétienne, c’est clairement posé. C’est donc aussi une histoire sur le judéo-christianisme. Il y a par exemple chez Jeanne une envergure sacrificielle : elle offre son corps à voir, pour que les gens aillent mieux. Offrir une forme de bonheur, de plaisir tout du moins. Cela vient d’une culture chrétienne chez elle, même si elle ne veut pas le dire. Nathan lui, par ses considérations métaphysique sur n’importe quel geste du quotidien, se rapproche plus d’une réflexion Juive.
J’ai choisi d’opter également pour un discours Théologique, et je l’exprime très clairement dans le livre. Confrontés à la « mort de Dieu » , ses conséquences et l’impasse que cela représente, on voit nos héros bien à la peine ! Dans un monde sans transcendance se trouve un manque insondable, et en cherchant à combler celui-ci, l’homme se transforme alors facilement en cet « Homo-Addictus » dont nous parlions tout à l’heure. Combler ce manque oui, c’est nous rendre également dépendants.
C’est donc l’un des motifs de ce livre, remettre l’église au centre du village ?
Une église ou autre chose ! L’important étant quand même de se poser quelques questions ; ces questions sans réponses mais que l’on doit quand même se poser, que sont les conséquences de cette « mort de Dieu ». Je pense que l’Humanité commence lorsque l’on enterre nos morts, et que cela doit donc nous inviter à nous interroger sur ce que nous sommes.
Pourquoi avoir choisi de parler de cocaïne, de faire de Jeanne et Nathan, deux drogués ?
Si on prend le phénomène de la toxicomanie et qu’on le décrypte, par analogie je trouve qu’on est là-dedans. Sans vouloir rentrer dans des considérations politiques, la société de consommation qui née après-guerre offre ces possibilités de toujours plus de confort, de facilité, au point de voir se substituer à l’utilité réelle d’un objet le seul désir d’acte d’achat. Acheter pour acheter, et non pas pour combler un besoin. Maintenant que l’on a rayé les problèmes métaphysique de la carte, il faut bien nous donner à « bouffer » , de quoi se remplir. Nous n’avons techniquement plus besoin de rien ! Mais le marché continue à fabriquer des produits uniquement à acheter.
La cocaïne – comme la pornographie d’ailleurs – procèdent ici du même schéma : consommer pour consommer, et remplir ce gouffre intime. Regardez les gens sur leurs téléphones dans les transports, ils ne consomment au final que du vide dans une succession de gestes répétés. C’est aussi ça l’addiction : on ne fait plus que constamment la même chose. Il est amusant de constater comme les algorithmes sur les réseaux, vous renvoient systématiquement vers ce que vous aimez déjà. Un peu comme les drogués reviennent inexorablement à leur drogue. C’est pour moi une autre manifestation de cette société d’addiction. Le personnage de Jeanne a d’ailleurs les cheveux rouges afin de pouvoir rentrer dans une catégorie précise sur les sites X, être référencée par un algorithme. Nous sommes loin de l’Universalisme…
Et vous pensez-donc que même la pornographie s’en trouve impactée ?
D’une certaine façon, les consommateurs de porno aujourd’hui sont presque davantage accros à l’image, à l’esthétique. De voir et voir encore des images sans presque plus d’objectifs sexuels. Il est quand même très étrange d’avoir d’une certaine manière, sorti le porno de la sexualité. Il y a même à mon sens quelque chose de dangereux ici, à de plus en plus regarder une fiction que l’on prend pour la réalité. Cela fait qu’aujourd’hui la sexualité des jeunes (et très jeunes) est complètement hors de toute réalité, de nature puisque pour eux, de plus en plus, c’est la pornographie qui décrit le réel. Cette confusion complète entre fiction et réalité induit que, puisque l’on ne croit plus en la fiction, alors la réalité risque de devenir violente. On utilise normalement la fiction pour montrer ce que la réalité ne doit pas être.
En définitive, ce roman parle avant tout de liberté. Ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas, où la chercher et comment la trouver ?
A nouveau, si « Dieu est mort » on pourrait alors en déduire la liberté serait de faire ce que l’on veut. Or, c’est peut-être exactement tout l’inverse : se dire que la liberté passe avant tout par la contrainte c’est poser une question Théologique, Philosophique également, parce qu’elle ne va pas de soi ! Un toxicomane par exemple, est-il libre quand il décide sciemment de prendre sa drogue ? Ou le devient-il lorsqu’il comprend que cela consiste aussi à savoir s’empêcher ? Savoir dire non, en allant contre certains instincts . C’est donc naturellement un des sujets traités par ce livre.
La pornographie, nouvelle toxicomane ?
Aujourd’hui des jeunes, et des moins jeunes, sont littéralement dépendants à celle-ci. Des cliniques proposent même des parcours de soin, donc oui. Énormément de gens aujourd’hui, rentre en cure de désintoxication pour la pornographie, mais aussi les jeux-vidéos…etc. Et la violence y compris sexuelle conduit à une forme d’addiction. Via le Gonzo apparu il y a plus de 10 ans maintenant, les gens se sont mis à regarder des plus en plus de vidéos, de plus en plus violentes. Il suffit de lire les titres de celles-ci pour s’en convaincre. Tout cela procède du même coup à la généralisation et à la banalisation de certaines pratiques plus violentes, qui doucement, par glissement, tendent à s’imposer comme norme. C’est sans doute là un des exemples parmi les plus flagrant du coté Fascisant de la pornographie.
Une dernière question. Dans le roman, un des personnages apparaissant furtivement, porte votre prénom. Soyons francs: nous sommes tentés de vous y reconnaître…
Je vais être tout à fait clair. En me mettant en scène dans le livre, en créant un ersatz de moi-même et bien « Clément est là » donc tout le reste « n’est pas Clément ». Tout le reste, c’est de la fiction. Cela me permet simplement en créant un personnage qui me ressemble sans être pourtant moi, d’exclure ainsi tout possibilité d’autofiction dans ce livre. Tout simplement.
Et maintenant ?
C’est un sentiment de soulagement qui prédomine. Le livre que j’ai écrit est enfin sorti, et proposé aux lecteurs. La solitude prend du sens, et même si ce n’est pas un accomplissement, c’est un soulagement de ne plus être seul avec l’écriture. Je suis maintenant en train de réfléchir à un nouveau roman, mais je prends mon temps puisque je pars des personnages, et que je dois d’abord les laisser prendre vie dans mon imaginaire. C’est une question de nécessité : laisser la fiction imprégner le réel.