« On va tous crever ». C’est par ce cri d’alarme que le président du Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) Philippe Baptiste a mis en garde fin mars dernier sur les risques qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie spatiale française. Si cette sortie a pu surprendre, c’est surtout parce que nous avions perdu l’habitude d’un tel franc parlé en provenance du paysage institutionnel français, tant la situation du spatial européen et a fortiori du spatial français a pu sembler tabou ces dernières années. Pour les observateurs habitués du secteur, la mise en garde est bien moins surprenante et dans un secteur qui parfois se complait, ce cri d’alarme semble aujourd’hui nécessaire et salutaire.
Une industrie spatiale européenne et française en désorbitage face à une concurrence mondiale accrue
Il faut dire que les signaux d’alerte se multiplient pour l’industrie spatiale européenne et a fortiori française. Sur le marché des lanceurs pour l’accès à l’espace, le positionnement européen devient de moins en moins tenable face à une monopolisation croissante de la fusée Falcon-9 de SpaceX et l’arrive vraisemblablement prochaine du Starship qui risque de bouleverser l’industrie et effriter le modèle économique d’un lanceur comme Ariane 6, même si ce dernier dispose déjà d’un carnet de commandes fourni.
En 2023, l’Europe a effectué 3 lancements orbitaux, contre 109 pour les Etats-Unis dont 90% ont été réalisés par SpaceX, et 67 lancements pour la Chine. Le sommet de Séville de novembre 2023 a montré les tensions qui existent entre anciens partenaires européens et la trajectoire de plus en plus individualiste qui se profile dans un marché qui se tend face à la concurrence. Un croisement de dynamiques donc, qui risque bien à terme de fragiliser la position européenne à politique constante. Les désaccords se matérialisent aussi dans de grands programmes européens comme IRIS2 où les partenaires du consortium industriel – bâti pour faire le moins de déçus parmi les acteurs historiques – peinent à trouver un accord au risque de peser sur la pérennité même du projet.
De fait, l’industrie spatiale européenne pâtit aujourd’hui d’erreurs de politique industrielle passées. En cause notamment, la sacro-sainte politique de retour géographique gravée dans le marbre de la Convention de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) et qui veut qu’un euro investit par un État Membre de l’ESA lui soit rendu d’une manière ou d’une autre sous forme de contrats pour son économie nationale. Conséquence directe, une fragmentation des chaînes de production pour des lanceurs comme Ariane 6 ou Vega C – morcelées à travers l’Europe – là où tout le reste de l’industrie, rationalité économique oblige, s’oriente vers une verticalisation accrue. Autre approche qui questionne, la volonté quasi constante de la Commission Européenne de doublonner les fournisseurs d’infrastructures spatiales pour limiter les risques de monopolisation du marché et davantage irriguer la base industrielle européenne, une politique qui dispose certes d’une rationalité propre mais qui limite les opportunités de gains de compétitivité dans un secteur de plus en plus concurrentiel.
En France, l’appel de Philippe Baptiste résonne comme une mise en garde tant aux industriels qu’aux pouvoir publics, tant le spatial n’a malheureusement pas la place qu’il mérite au sein du débat public ces dernières années – l’absence totale de discussions sur ce secteur structurant dans la campagne européenne en est la preuve. Le soutien affiché à la filière est resté épisodique ces dernières années – même s’il faut reconnaitre un regain d’intérêt ces derniers mois – et parfois candide face à la concurrence que nos partenaires européens d’hier, allemands et italiens, nous opposent désormais. Et il faudra plus que les 400 millions d’euros d’achats de services distribués à quatre projets de mini-lanceurs français et promis par le Président de la République courant mars : une telle dépense, sur quatre projets différents, est-elle encore raisonnable dans un contexte de finances publiques exsangues, avec des fonds France 2030 qui se tarissent, et pour un marché dont on sait qu’il devrait se limiter à un ou deux mini-lanceurs pour l’Europe tout entière ?
Un autre chemin demeure possible pour la France, tant nos atouts sont vifs et nombreux sur des segments porteurs de la nouvelle économie spatiale
Dans ce paysage, maussade à bien des égards pour l’une des principales puissances spatiales au monde, un autre chemin pour la France semble néanmoins possible, tant les opportunités qui se profilent sont riches et les atouts nombreux dans l’hexagone. Deux perspectives nous permettent de croire que la France garde un avenir de premier plan dans le spatial, à condition d’un sursaut commun aux acteurs institutionnels et industriels.
La France concentre encore des savoir-faire et des expertises que le monde du spatial continue à nous envier
Sans s’aventurer à ce stade dans la nouvelle économie spatiale, nous gardons – pour le moment tout du moins – un savoir-faire et une expertise de rang mondial dans la plupart des domaines du secteur, avec une complémentarité dont peu d’autres nations peuvent se prévaloir. D’abord sur le segment des lanceurs de demain, où la France reste maitresse d’une compétence enviée de par le monde.
Avec un projet comme Maiaspace par exemple, la France abrite a minima un acteur qui mise depuis plusieurs années maintenant sur un ensemble de briques technologiques qui seront essentielles à un positionnement compétitif sur le marché de demain. Ces technologies clé sont notamment le développement d’une capacité de réutilisation partielle, le développement de moteurs à faible coût de production et un positionnement compatible avec le gabarit anticipé des satellites de demain – qui plus est dans un contexte où la course à la miniaturisation pourrait connaitre une inversion suite à « l’effet starship » qui permet concomitamment un coût de mise en orbite au kg plus faible et une augmentation de la capacité d’emport qui pourrait pousser les manufacturiers à augmenter la taille de leurs satellites.
En matière de satellites et de traitement de leurs données, la France demeure avec une société comme Airbus et sa constellation Pléiades Néo un des deux leaders mondiaux de l’imagerie satellite, un acteur auquel s’ajoutent de nouveaux venus au positionnement différencié qui séduit, à l’image du rennais Unseenlabs qui a levé en début d’année 85 millions d’euros pour son projet de surveillance maritime depuis l’espace.
Ce succès n’est pas vrai que de la conception de satellites, mais se confirme aussi pour l’analyse et l’exploitation des données qu’ils produisent. Une startup bien de chez nous comme Preligens, spécialiste de l’analyse algorithmique d’imagerie satellite pour la sécurité et la défense est aujourd’hui courtisée par le Pentagone aux Etats-Unis, une preuve de notre savoir-faire dans un monde qui s’oriente, à nos dépens, vers une conflictualité croissante.
Ce besoin de sécurité ne se fera d’ailleurs pas sentir que sur Terre, mais aussi en orbite, et là aussi nos acteurs français se font une place de premier ordre dans le domaine de la surveillance de l’espace et son environnement direct, notamment pour y surveiller la présence de débris ou autres corps susceptibles d’altérer la conduite nominale des activités spatiales.
Dans ce domaine stratégique et capital, tant l’enjeu des débris spatiaux pourrait structurer l’avenir du secteur, il faut se réjouir de la place grandissante que prennent nos entreprises françaises qui n’ont pour seules vraies rivales que leurs concurrentes américaines. Ce positionnement de challenger direct s’observe de manière tangible par la présence forte de sociétés comme Aldoria ou Lookup Space lors des grandes conférences internationales dédiées au domaine, à l’image de la récente Space Debris Conference qui s’est tenue début 2024 à Riyadh en Arabie Saoudite. Une preuve d’ailleurs que les puissances spatiales émergentes ont bien identifiées nos acteurs français comme de futurs pépites potentielles.
L’industrie française se prépare déjà à l’économie spatiale de demain
Notre deuxième perspective de réjouissance est cette fois-ci celle du temps long et des nouvelles frontières de l’économie spatiale : celle de l’économie cis-lunaire qui inclut l’orbite basse et la Lune. Vouée selon une étude du cabinet PwC à dépasser les 140 milliards d’euros de taille de marché dans la deuxième moitié du siècle, cette nouvelle économie pourra compter sur plusieurs acteurs français qui s’imposent rapidement sur la scène internationale. Ceux d’abord de la logistique spatiale avec des acteurs comme la pépite Exotrail qui faciliteront la mobilité de satellites dans ce vaste espace qui va au-delà de notre orbite basse (soit au-delà 2000km d’altitude), mais qui permettront aussi l’envoi de cargos de ravitaillement vers de possibles chaînes logistiques qui iront jusqu’à la Lune, un marché sur lequel le français The Exploration Company se positionne déjà en rival des américains. La logistique spatiale devrait en effet nous permettre de ravitailler les débuts d’une présence humaine en orbite de plus long cours avec la substitution envisagée de la Station Spatiale Internationale par des partenariats publics-privés impliquant davantage d’acteurs commerciaux.
Or, avec un acteur comme Thales Alenia Space, la France compte parmi les concepteurs de modules pressurisés les plus renommés de l’industrie, qui l’ont notamment conduit à intégrer le consortium de station spatiale commerciale d’Axiom Space pour fournir ses deux premiers modules pressurisés. Enfin, plus loin encore, nos entreprises sont déjà positionnées pour une présence de long terme sur la Lune : c’est ce que rendra possible Interstellar Lab avec ses biopods facilitant la culture de végétaux dans l’espace ou encore le projet de combinaisons « second skin » amorcé par le think-tank Way4Space dans le bassin aquitain.
L’histoire de l’industrie spatiale française est donc bien loin d’être finie, et pourra aussi compter sur les forces vives du pays et son héritage historique de pays d’ingénieurs que le monde entier nous envie en matière de génie aéronautique et spatial.
Comment amorcer dès aujourd’hui un changement d’approche de notre politique industrielle spatiale
De réels succès industriels sont possibles mais doivent passer par une série de changements dans la conduite de notre politique industrielle spatiale. Outre une réflexion systémique sur la politique industrielle et technologique de la France, et notamment des moyens que le pays souhaite y allouer, trois points peuvent faire l’objet de mesures correctives immédiates pour, déjà, produire des résultats qui comptent.
Dans la continuité des efforts de simplification et de réduction des délais annoncés par le gouvernement en marge de la crise des agriculteurs de ce début d’année, il est impératif dans un premier temps d’alléger les procédures et les délais de traitement des demandes d’autorisations administratives.
En France, les procédures de demande d’ouverture d’usines peuvent prendre près d’un an, là où plusieurs de nos partenaires font tout pour réduire au maximum ces contraintes temporelles qui pèsent dans le modèle opérationnel des industriels et leur capacité d’insertion sur les marchés. De même, certaines subventions accordées à l’ouverture d’usines sont conditionnées à la certification en vol d’un prototype de satellite, une condition trop stricte dans une industrie qui a plus que jamais besoin de réduire les délais entre prototypage et industrialisation de la production pour maximiser les économies d’échelle. Sur ce plan, les effets du « Plan d’Action : Simplification ! » présenté fin avril par Bercy sont attendus au tournant par startups et PME, y compris dans le spatial !
Autre changement rapide à apporter, et lié de près au premier, c’est celui de la rapidité de décaissement des promesses d’engagement faites par l’Etat dans le cadre notamment de France 2030. Trop d’entreprises innovantes qui se sont vu promettre un co-investissement de la part de l’Etat n’ont toujours pas vu, plusieurs mois après, la couleur des montants promis. Là encore, dans une industrie particulièrement sensible au cash-flow, en raison d’investissement massifs requis dans la R&D et le prototypage (Capex), les effets peuvent être délétères et condamner les innovateurs aux capacités financières les moins robustes.
Enfin, l’Etat doit accepter de changer de rôle. Jusqu’à présent frileux à choisir des gagnants, la France doit désormais adopter les approches qui ont fait le succès des politiques d’appel d’offres compétitives outre-atlantique, à savoir choisir des gagnants mais sur la base de mécanismes de marché qui permettent de limiter le risque pour l’Etat de faire fausse route. Cette politique c’est notamment celle de la DARPA ou de la NASA aux Etat-Unis et des différents concours ou challenges que ces agences mettent en place.
Concrètement, cette approche permettrait au gouvernement de financer des briques technologiques par tranche, réduisant progressivement le nombre de récipiendaires sur la base de leur capacité effective à délivrer et franchir certaines étapes clé de développement technologique, puis opérationnel. Cette approche limite d’abord les décaissements pour l’Etat puisqu’elle les conditionne à des avancées technologiques concrètes, mais présente l’inconvénient d’être coûteuse pour les entreprises si elles échouent à remplir le cahier des charges fixé, faisant dès lors peser des risques de faillite potentielle.
Ce changement de rôle, qui semble désormais indispensable de la part de l’Etat, doit s’accompagner de réformes de politiques industrielles qui peuvent sembler dissociées du spatiale mais qui en réalité faciliteraient une approche agile de l’innovation en France. Une réforme du droit des faillites doit par exemple accompagner l’émergence des challenges pour compenser les risques pris par les jeunes pousses et les entrepreneurs, facilitant de fait le retournement en cas de difficultés. En définitive, une nouvelle politique industrielle spatiale doit s’intégrer dans une réflexion plus globale sur la politique industrielle française, avec des mesures à prendre qui seront à la fois verticales et horizontales, que la France a déjà commencé à mettre en place mais qui doivent se poursuivre et s’intensifier.