Grand entretien avec Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre : Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique.
A qui profiterait une trêve olympique ?
Loup Viallet, directeur de l’Aurore – Lundi 15 avril dernier, le président Macron a déclaré espérer « une trêve olympique » pendant toute la durée des JO de Paris. Pour la mettre en œuvre, il a indiqué qu’il solliciterait l’aide du président chinois. L’organisation d’un « moment de paix diplomatique » est-il réellement conciliable avec l’objectif d’ « amener l’Ukraine vers la victoire » et « de rendre la victoire russe impossible » ? Et peut-on d’ailleurs faire confiance aux dirigeants du PCC pour organiser une trêve, considérant l’appui technologique et commercial grandissant fourni par la Russie à la Chine depuis le début de la guerre d’agression russe en Ukraine ?
Nicolas Tenzer – Je ne suis pas vraiment sûr qu’aujourd’hui il reprenne cette idée… On sait bien que, d’abord, Poutine n’acceptera aucune trêve et qu’il continuera non seulement son offensive militaire, mais aussi ses attaques incessantes contre les civils ukrainiens. Ensuite, s’il devait décider d’une trêve, ce ne serait que pour mieux se réarmer et aiguiser ses plans d’attaque. Ce ne serait donc pas acceptable pour l’Ukraine. L’essentiel aujourd’hui pour les démocraties est de donner tous les moyens à Kyiv pour remporter la guerre, d’abord en termes d’armes en tous genres, ensuite – car il faudra vraisemblablement en passer par là – en intervenant directement sous une forme ou une autre. Enfin, je ne vois pas en quoi Pékin pourrait être une aide, a fortiori un allié, dans cette guerre.
On sait que Xi Jinping ne veut pas que le régime de Poutine tombe et le secrétaire d’État américain Antony Blinken a déclaré encore récemment que les preuves existaient d’un soutien de la République de Chine populaire à Moscou. Faisons attention de ne pas recommencer avec Pékin les mêmes erreurs qu’avec la Russie. Je me rappelle du temps où certains disaient qu’il fallait s’appuyer sur le Kremlin pour contrer la Chine. Prétendre aujourd’hui qu’on pourrait escompter de la Chine qu’elle bride Moscou dans son offensive relève de la même illusion. Si Moscou est, aujourd’hui, le premier danger pour toute l’Europe et, en réalité, au-delà aussi, Pékin est la menace déterminante pour le futur. Le révisionnisme chinois de Xi et sa volonté d’emprise sont d’une autre nature que ceux de ses prédécesseurs, Hu Jintao et Jiang Zemin.
L’incohérence gazière ?
Le gaz liquéfié russe ne fait l’objet d’aucun embargo. Le 11 avril dernier, le magazine Politico a révélé que, parmi les membres de l’UE, notre pays a été cette année le plus gros importateur de cet hydrocarbure, avec l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique. Depuis le janvier 2024 la France s’est acquittée d’une facture avoisinant les 600 millions d’euros auprès du Kremlin. Les arguments avancés par le ministère de l’Économie et des Finances justifient cette situation par la volonté de ne pas mettre sous tension nos sources d’approvisionnement énergétiques. Or, des alternatives existent auprès d’autres fournisseurs, et certains pays européens comme l’Italie ou le Portugal ont drastiquement diminué leurs achats de gaz russe. La dépendance française au gaz russe s’expliquerait par le contrat à long terme qui lie TotalEnergies au projet Yamal LNG, lequel contraint l’énergéticien français à acheter 4 millions de tonnes de GNL à l’installation chaque année jusqu’en 2032. Cet actif russe était présenté en 2016 par Patrick Pouyanné comme « l’atout gaz de TotalEnergies en Russie ». Comment le soutien français à l’Ukraine peut-il être réellement performatif si les activités de la première entreprise de France permettent à la Russie d’augmenter leurs revenus gaziers ?
Vous pointez du doigt une question centrale qui trouve sa source dans une longue complicité de certaines entreprises françaises avec le régime russe. Je ne puis que reprendre la proposition de la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, d’un embargo total sur le commerce avec la Russie. Le problème se pose d’ailleurs aussi dans le domaine nucléaire. Il y a urgence, si nous voulons être totalement crédibles, à mettre un terme à ces incohérences. Les contrats peuvent se rompre, comme l’a montré le contrat des porte-hélicoptères Mistral que, à raison, François Hollande avait décidé de dénoncer après l’invasion d’une partie du Donbass et de la Crimée par la Russie en 2014. Il doit en aller de même pour le gaz. Je n’en sous-estime certes pas les difficultés, mais lorsque nous sommes en guerre, il y a des choix absolument prioritaires qui doivent l’emporter sur toute autre considération. Notre position doit être claire : pas un euro pour la Russie. Point. Je ne pense pas que cela entraînera la faillite de TotalEnergies …
L’ONU sans la Russie ?
La présence de la Russie comme État membre du Conseil de sécurité de l’ONU contribue à décrédibiliser une organisation dont l’article premier proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et dont les missions visent le maintien de la paix et de la sécurité internationales. L’ONU est-elle caduque ? Peut-elle être réformée, sachant que toute modification substantielle de la composition du conseil de sécurité doit rassembler la majorité des deux tiers de l’Assemblée générale, ce qui peut sembler une gageure ?
Dans mon livre Notre Guerre, j’ai développé longuement un argument, légal et politique, en faveur de l’expulsion de la Russie du Conseil de sécurité des Nations unies, sinon de l’organisation elle-même. J’ai montré que les États disposaient, dès maintenant, de la latitude juridique pour le faire et que seule manquait la volonté politique.
Je pense que, une fois que la Russie aura totalement perdu, on pourra trouver les moyens de trouver cette majorité des deux tiers si la réforme proposée est équilibrée. L’histoire va d’ailleurs dans le sens d’un pouvoir accru de l’Assemblée générale sur le Conseil de sécurité dont la légitimité peut être plus fortement questionnée. J’ai aussi longuement développé dans cet ouvrage l’idée d’une organisation internationale plus juste. En termes de rapports notamment avec les pays du Sud – je ne parle pas du Sud global, car ce Sud manque singulièrement d’unité –, nous ne pourrons faire comme si rien ne s’était passé. Enfin, je plaide pour qu’on respecte pleinement l’article 27-3 de la Charte, tombé en désuétude en raison du refus de l’appliquer par les pays occidentaux dans les années 1960 et 1970. Cet article prévoyait en effet qu’une puissance engagée dans un conflit ne puisse pas participer aux votes au sein du Conseil de sécurité.
Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?
Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?
Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.
La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, l’Arménie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua). La révolte pro-européenne en Géorgie contre la loi scélérate sur les agents étrangers doit d’ailleurs dans l’immédiat être soutenue. On sait que cette loi a été imposée au gouvernement pro-russe par Moscou. C’est une sorte de second front ouvert par la Russie. Si la révolte devait être matée à Tbilissi par des éléments russes comme on l’avait vu lors de Maidan en 2014, causant plus d’une centaine de victimes avant que finalement le gouvernement de Ianoukovitch ne soit chassé, et au Bélarus en 2020, où le dictateur Loukachenko n’a dû sa survie qu’au Kremlin, les démocraties ne pourraient rester spectatrices. Les actions de la Russie en Serbie et en Bosnie-Herzégovine pourraient, de leur côté, constituer une sorte de troisième front.
Bref, une victoire, même partielle, de la Russie signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.
C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.
Peut-on négocier avec Poutine ?
Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ?
Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, souvent valable, mais je crois inopérante dans le cas d’une guerre totale comme celle que livre la Russie. J’en montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Il est essentiel, en effet, de différencier les guerres qui ne requièrent pas le même traitement tant dans l’analyse que dans la pratique. L’analyse, à mon sens erronée, des diplomates me paraissent plus importantes à analyser dans leurs effets sur la positions des dirigeants démocratiques que les propos quand même très sommaires et caricaturaux de celles et ceux qui s’empressent de défendre la Russie – je montre toutefois dans mon livre les récits qui les sous-tendent et peuvent avoir un impact sur un public peu informé. En tout cas, je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.
Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.
Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.
Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.
Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.
Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.
Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.
En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».
Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.
Sanctions : comment les rendre efficaces ?
Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?
C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. D’où l’importance, comme je l’ai dit, de la proposition émise par Kaja Kallas d’un embargo total sur le commerce avec la Russie. Au-delà du gaz naturel liquéfié russe (LNG), une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Le Financial Times révélait récemment que cette banque et certaines autres, notamment allemandes et italiennes, avaient payé plus de 800 millions d’euros d’impôt au Trésor public russe. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.
Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.
Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.
La nécessité d’une intervention directe
Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?
La réponse est rien.
Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.
Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022. Je me réjouis d’ailleurs que, depuis le 26 février 2024, Emmanuel Macron ait considéré l’hypothèse d’un engagement direct pour lequel je plaidais depuis longtemps. Il était nécessaire de montrer à Poutine que ses prétendues lignes rouges n’avaient aucune valeur. C’est à nous désormais de fixer l’ordre du jour. Je pense aussi que le président français comprend désormais l’évidence : nous ne pouvons pas gagner la guerre, notre guerre, par procuration. Cela ne s’est jamais produit dans l’histoire. Sans doute, ne faut-il pas espérer un engagement direct sur le champ de bataille avec des troupes au sol, mais cela suppose que nous soyons beaucoup plus actifs en termes de fourniture d’armement, mais aussi d’acquisition des cibles russes, où qu’elles se trouvent.
Certes, nous devons considérer la menace nucléaire avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.
Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.
Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.
Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?
Hypothèse d’un retour de Donald Trump
Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ?
À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.
En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.
Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse. Jusqu’à il y a quelques semaines, Washington avait livré un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper le dispositif ennemi dans sa profondeur. Cela commence à changer, mais je ne comprends pas que les États-Unis ne livrent pas leurs propres avions. Je me félicite toutefois que le ministre des Affaires étrangères britanniques ait clairement indiqué que l’Ukraine pouvait frapper le territoire russe avec des armes livrées par Londres. Cela doit devenir la priorité de tous – mais on connaît les réticences actuelles d’Olaf Scholz à livrer les Taurus. Ce n’est pas ainsi que l’Europe deviendra crédible si Trump arrive demain au pouvoir. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ». On sait d’ailleurs que le paquet américain, finalement approuvé par la Chambre des Représentants, aidera certainement l’Ukraine à résister et lui permettra de mieux assurer sa défense, mais qu’il demeure insuffisant pour qu’elle puisse reconquérir l’ensemble du pays. C’est notre seul objectif.
« La puissance va à la puissance »
La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?
Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.
Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière et cette année devant une commission analogue du Sénat, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.
La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton.
Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.
Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.
Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.
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