Grand entretien avec Frédéric Petit, député MoDem des Français établis en Allemagne, en Europe centrale et dans les Balkans, sur l’importance des Balkans dans la géopolitique européenne.
Loup Viallet, directeur de l’Aurore – Votre édito d’avril 2024 s’intitule « Notre avenir, celui de l’Union européenne, se joue dans les Balkans ». Les pays de la région sont en effet à des stades différents de leur demande d’adhésion à l’UE. Pourquoi cet élargissement est-il nécessaire selon vous ?
Le terme « élargissement » ne me semble pas le plus approprié. Je préfère le terme employé par certains Polonais, quand leur pays a rejoint l’Union il y a vingt ans : ils parlaient de « retrouvailles » avec l’Europe. C’est plus juste et plus poétique. En réfléchissant au terme qui conviendrait le mieux à ce que nous vivons, j’ai trouvé celui de « confluence ». Il prend en compte le fait que nos terres européennes ont connu dans l’Histoire d’autres expériences de coopération sans se faire la guerre, de citoyenneté pluriethnique, de plurilinguisme institutionnel, bien avant l’Union européenne. Certes, notre Union est l’une des expériences qui a le mieux réussi et le plus durablement. Mais dans les Balkans, comme dans les territoires entre « Mer Baltique et Mer Noire », des peuples et des nations ont aussi été « unis dans la diversité », et ils cherchent à retrouver ou à rejoindre ce modèle pacifique et démocratique. Comme une rivière dans une vallée d’à-côté, qui est encore séparée du fleuve que nous formons par des montagnes, dont le paysage est différent, mais qui nous rejoindra.
Quand je prétends que les Balkans sont l’avenir de l’Union européenne, c’est très concret. Soit ce modèle de coopération pacifique et démocratique, cette patiente mais durable association de nations, cette « nation de nos nations », comme disait Vaclav Havel, est un modèle d’avenir, qui a un rôle à jouer dans le monde au XXIème siècle ; et dans ce cas, il doit fonctionner, trente ans après que cette région se soit déchirée, comme il a fonctionné entre la France et l’Allemagne il y a 70 ans. Soit nous n’y arrivons pas, les forces du chaos et du repli ethnique, les kleptocraties et les oligarchies locales continueront à bloquer les sociétés, à faire fuir leur jeunesse, et cela signifie peut-être que notre projet « d’unité dans la diversité », de « démocratie de démocraties », est remis en cause ; il pourrait alors ne pas survivre au chaos et à la violence du monde qui marque ce début de XXIème siècle.
Oui, cette région est déterminante pour l’avenir de l’Union européenne.
Comment élargir à nouveau l’Union européenne sans diluer les capacités de décision des Européens et sans créer de nouvelles distorsions de concurrence à l’intérieur du marché unique ?
Bien entendu, l’adhésion de nouveaux pays devra s’accompagner d’une transformation du fonctionnement de l’Union européenne, comme cela s’est d’ailleurs toujours produit : à chaque élargissement a correspondu un approfondissement et une amélioration de nos institutions. L’élection d’un parlement au suffrage universel en 1979, Schengen, l’euro, Lisbonne, ont de facto jalonné la route des élargissements précédents, qui n’auraient sans doute pas pu s’opérer sans cela. Renforcement des trilogues, commission plus resserrée, ressources propres extérieures, extension de ce que j’appelle le « petit véto » par rapport au véto strict, sont des pistes que nous allons sans doute explorer rapidement.
Au passage, et c’est important dans le débat un peu simpliste et parfois manipulé qui encombre l’espace public européen aujourd’hui, je préfère parler de « petit véto », ou de « véto assoupli ». En effet, les décisions prises aujourd’hui à la majorité qualifiées (qui constituent d’ores-et-déjà plus de 80 % des décisions du Conseil) pourraient, dans une Europe élargie, être « bloquées » par l’opposition de quatre membres représentant 30 % des Européens… c’est donc plus un véto assoupli, qu’une simple « majorité ».
Enfin, nous ne parlons pas de déserts peuplés par des analphabètes ! Nous parlons de pays proches, géographiquement mais aussi culturellement et historiquement. Nous parlons de pays jeunes, bien formés, et dynamiques, malgré la catastrophe démographique que constitue pour ces territoires l’exil des cerveaux et des jeunes générations, désespérées par les nomenclatura et les incapables. Mais surtout, nous parlons de pays où tout est à faire, à investir, à créer. Nous parlons, pour nos entreprises et notre jeunesse, de pays où grandir et se développer !
Les déséquilibres dont vous parlez, les soi-disant distorsions de concurrence existeront sans doute, mais seront passagères, comme elles l’ont été avec la Pologne et les autres pays qui nous ont rejoints il y a vingt ans. Dans cette période de préadhésion, la France est déjà à l’œuvre : elle développe des énergies renouvelables, participe à la construction d’infrastructures, nettoie et dépollue des sites industriels, dépollue et modernise des centres de traitement des déchets…
Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?
Je voudrais d’abord qualifier cette menace, que je n’appelle pas « russe ». Je suis un des députés qui s’est exprimé le premier, le 24 février 2022 au matin à la tribune de l’Assemblée nationale, et, dès cette date, j’ai utilisé plutôt le terme « d’impérialisme moscovite ».
Nos territoires européens sont, depuis des millénaires, des territoires extrêmement belligènes. Dernière étape des courants migratoires de l’Antiquité, ils ont continué à être traversés par des peuples, des langues, des ethnies de plus en plus diverses, de plus en plus en divergence, voire en conflit. La Horde d’Or, qui s’installe et réduit la Russe de Kiev, les Magyars, qui descendent des territoires nordiques et arrivent dans la boucle de Danube, les Serbes, qui, au XIXème siècle, sont chassés par les Turcs vers le nord, les Bulgares, dont le territoire historique a glissé vers l’Ouest au cours des siècles… Sans parler des conflits ethniques, nationaux, religieux qui nous sont plus connus dans l’Europe de l’Ouest ! Nous aurions de quoi nourrir une guerre chaque semaine ! Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé pendant des siècles.
La menace est donc la suivante : pour éviter la guerre et les destructions, pour essayer de vivre comme des hommes, et ne pas régler nos conflits par la force, comme dans la jungle, deux modèles s’affrontent : l’un impérialiste, celui de la Russie, l’autre plus coopératif, celui de l’UE.
Dans le modèle impérialiste, le plus fort impose sa langue, sa culture, sa nourriture, etc. et surtout SA paix. Je suis « le Grand Frère », je suis désigné par Dieu pour conduire les autres peuples, je suis « LA » civilisation. Dans le modèle coopératif, nos intérêts propres divergent, mais nous devons chercher à vivre ensemble. Élisons ensemble un « pouvoir commun » pour gérer nos différends, assouplissons les restrictions à nos marchands et à nos universités, essayons d’apprendre nos langues respectives, voire échangeons nos denrées alimentaires.
L’Union européenne est bien entendu le modèle jusqu’ici le plus achevé de ce modèle coopératif. Mais il n’a pas été le seul dans l’Histoire de l’Europe : République des deux nations, Républiques de Voïvodine, certaines périodes de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans, Vormärz de la « Meuse au Niémen » au XIXème siècle (« von der Maas bis an die Memel », comme dit l’hymne allemand).
Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine est de cet ordre. Ce qui est grave, qui devrait réveiller les consciences européennes, ce n’est pas uniquement le conflit de territoire, la dispute ‘juridique’ ou ‘culturelle’, c’est le retour du Kremlin à des positions impérialistes qu’il a portées au cours de l’Histoire. Ce qui est grave, c’est de prétendre que des territoires doivent dépendre du droit moscovite, parce que certains y parlent russe ; c’est de prétendre appliquer le droit moscovite à des citoyens étrangers, et cela dans leur propre pays ; c’est le refus de reconnaître les frontières internationales ; c’est de faire se battre des mercenaires et des prisonniers, qui se payent sur la bête, comme aux pires périodes des guerres européennes du XVIème au XVIIIème siècle ; c’est l’assignation à résidence dans, et à cause, d’une langue unique ; c’est la revendication de guide civilisationnel de l’Eurasie ; voire l’affirmation que le Kremlin est la troisième Rome, et a la mission de sauver le monde.
C’est la raison pour laquelle la réponse diplomatique à cette menace est complexe, et ne peut pas s’appuyer sur les méthodes habituelles et bien connues. Je pense, par exemple, que la reconnaissance des frontières est un sujet central, pas uniquement affectif, historique, ou culturel. Non seulement parce que la Fédération de Russie a reconnu ces frontières en échange du transfert des armes nucléaires hors du territoire ukrainien en 1997, il n’y a donc pas si longtemps. Mais surtout parce qu’en démocratie nous considérons que les frontières ne sont pas des « frontières naturelles », des « frontières ethniques », voire des « frontières divines » : depuis les traités de Westphalie, nous savons que les frontières sont arbitraires, sont conventionnelles, et que c’est pour cela qu’elles sont utiles à la paix et à la coopération.
Un député de l’AfD allemande, avec qui nous débattions en format Weimar, prétendait que, au lieu de faire la guerre et de l’encourager, nous devrions plutôt construire – je le cite- « des outils diplomatiques de paix » ; je lui ai répondu que cet outil existait depuis quatre siècles, ce sont les frontières internationalement reconnues, mais que la Fédération de Russie le foulait justement au pied.
Un autre fait, très peu connu à l’Ouest, me semble éclairant. Le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, M. Lavrov, a déclaré, officiellement, quelques semaines après le 24 février 2022, et pour justifier l’agression russe : « Mais enfin, supposez que les Flamands aient un problème avec les Wallons ; tout le monde comprendrait que la France prenne les armes pour défendre la minorité française en Belgique ». Cette remarque nous fait sourire. Le ministre Lavrov, lui, le croit profondément.
Les Wallons ne sont pas une minorité française en Belgique, ce sont des citoyens belges qui parlent français ! Comme certains citoyens lituaniens parlent polonais, comme certains citoyens ukrainiens parlent hongrois, et personne n’empêche les citoyens moldaves de parler gagaouze, quoi que prétendent les soldats informationnels du Kremlin.
C’est sur ce genre de faits et de convictions, vécues « sur ma peau » comme disent les Polonais, que se construit mon appréhension de la situation. Il ne s’agit pas de détruire un adversaire historique, ou de le réduire par la force. Il s’agit de résister à une agression militaire, qui porte en elle une négation profonde du modèle coopératif auquel nous croyons, malgré sa complexité et ses difficultés.
Quelle issue pour la guerre en Ukraine ?
Nous ne pouvons accepter la défaite de l’Ukraine et l’abandon, par exemple, du respect des frontières internationalement reconnues ; nous ne pouvons permettre qu’un État, membre du Conseil de sécurité, s’affranchisse d’une des règles les plus anciennes des relations internationales. Résister, c’est refuser de tergiverser, de négocier le non-négociable, tant que c’est l’essentiel qui est en jeu. Et donc, être prêt à répondre, dans la mesure de nos moyens et le respect de nos propres institutions, aux demandes de l’Ukraine (et uniquement aux demandes exprimées par les autorités légitimes de l’Ukraine).
Il y aura bien entendu également un « après ». J’en vois quelques pistes :
Tout d’abord, le peuple russe n’est pas condamné à la vision impérialiste que le Kremlin impose aujourd’hui. D’une part parce que les citoyens russes sont des hommes et des femmes autant attirés par l’humanisme que nous. D’autre part, parce que la Fédération de Russie est une fédération, justement, et que les peuples non slaves, qui forment l’avenir démographique de la Fédération et paient le plus gros tribut à la guerre, ne soutiendront pas éternellement l’impérialisme moscovite et orthodoxe. Enfin, et surtout, car le développement culturel et économique des populations de cet immense territoire que constitue la Fédération de Russie ne pourra longtemps supporter un effort de guerre, de non-droit, et une situation de kleptocratie, sans réagir.
Tout en affirmant sa résistance sur l’essentiel, notre diplomatie doit également se préparer à cet « après », en étant dès à présent aux côtés de l’Ukraine et de sa reconstruction, en coopération culturelle, civique et économique, en travaillant avec elle aux réformes qui sont vitales, et en défendant vis-à-vis du Kremlin une position européenne ferme, unie, vigilante, défensive mais vaillante.
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