Grand entretien avec Aurélien Duchêne, consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a défendu l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie et alerté sur les dangers d’une potentielle attaque contre les pays baltes à l’époque où ces risques n’étaient pas pris au sérieux.
Loup Viallet, directeur de l’Aurore – Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?
Aurélien Duchêne – La Russie ne leur accorde pas la même importance qu’à l’Ukraine. Mais les pays baltes représentent bien aux yeux du régime russe comme d’une large partie de la population d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.
Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe.
La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.
Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS.
Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. A travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.
L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25% de la population en Lettonie et en Estonie et environ 5% en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80% de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55% de la région capitale de Riga en Lettonie.
Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux d’une extrême importance aux yeux de Moscou.
L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les diverses contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toute pièce, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.
Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.
Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de s’avérer perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique désormais. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN. La menace russe contre les pays baltes est encore sous-estimée : le sort de l’Europe pourrait se jouer là-bas.
Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?
Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’empire soviétique, à l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russse encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).
Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.
Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les Etats-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.
Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les Etats-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des Etats-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.
Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît plus que jamais indispensable à leur sécurité, mais ils s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.
Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?
Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.
Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les Etats baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.
Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1 000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.
Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8% du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2% en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2% auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2% l’an dernier avec un objectif de 2,5% en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75% du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les Etats-Unis, les pays baltes sont désormais les Etats membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.
La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.
La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.
L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.
Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?
Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.
Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.
Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.
Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés balte comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1 500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.
Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des district militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.
Le corridor de Suwalki est il le talon d’Achille des frontières européennes ?
Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. A l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en-dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des Etats-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.
La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.
Quel est l’état de la coopération (défense, renseignement) entre les puissances d’Europe de l’Ouest (France, All, Italie) et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous (Européens de l’Ouest) prêts à défendre leur intégrité territoriale ?
La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.
Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2 200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3 700 belges, tchèques, français, islandais, luxembourgeois, néerlandais, norvégiens, suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.
La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.
Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2 000 militaires engagés sur le flanc Est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale.
Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.
Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe.
Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les Etats baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah.
L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).
Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.
Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55%), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41%, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie.
S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.
Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.
A noter enfin que l’évolution de la politique étrangère française envers Moscou – symbolisée par les propos d’Emmanuel Macron sur l’envoi éventuel, quoique hautement improbable de troupes en Ukraine – a été très bien accueillie dans les pays baltes. Notamment en Estonie, Kaja Kallas ayant même déclaré (en français) que le Président de la République était « devenu estonien ». C’est à mon sens une preuve supplémentaire que la France est bien plus crédible auprès de ses partenaires européens dans une position de fermeté face à la menace russe, qui peut lui permettre de prétendre au leadership de la défense européenne, que lorsqu’elle cherche à être une supposée « puissance d’équilibre ». Il reste pour cela à intensifier notre soutien à l’Ukraine, un investissement à notre portée qui est aussi la meilleure solution pour éviter d’avoir un jour à défendre les pays baltes contre une nouvelle agression russe.
Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Ecrivez-nous sur redaction@laurore.io