Grand entretien avec Laurent Alexandre, haut-fonctionnaire, chirurgien-urologue, essayiste. Son dernier livre, ChatGPT va nous rendre immortels vient de paraître aux éditions Lattès.
Loup Viallet, directeur de l’Aurore – Les intelligences artificielles simulent la pensée et la production humaines. L’intelligence d’une machine, aussi rapide soit-elle, peut-elle réellement être comparée à l’intelligence humaine. Comment considérer qu’elle peut la dépasser ?
Laurent Alexandre – L’IA va nous dépasser. Prenons l’exemple de mon métier, la médecine : je connais un millionième du savoir médical ! Un double phénomène bouscule mon métier : la science produit un volume de données qui dépasse l’entendement et la médecine personnalisée multiplie les données individuelles concernant chaque patient.
Vers 2035, il y aura mille milliards de données dans notre dossier médical du fait du développement de la génomique, des neurosciences et des capteurs électroniques connectés qui vont monitorer notre santé. Cela représente des millions de fois plus de données qu’aujourd’hui. La médecine génomique est un challenge pour nous médecins qui n’avons pas été préparés au « big data ». Il existe 2 millions de mutations (variants génétiques) dans le génome de chacun de nos patients (ou le nôtre…) par rapport au génome de référence . On connaît déjà 200 millions de SNP, qui sont les positions de notre ADN pouvant faire l’objet d’une variation chez tout un chacun et potentiel- lement responsable d’effets cliniques. On devrait dépasser le milliard de SNP répertoriés autour de 2030. En réalité, nous sommes totalement incapables de traiter ces mon- tagnes de données avec nos méthodes actuelles.
Les médecins affrontent une véritable « tempête numérique ». D’ici à 2035, plus aucun diagnostic médical ne pourra être fait sans IA. Puisqu’il est exclu que le médecin soit capable d’analyser ces milliers de milliards d’informations, quand il ne gère aujourd’hui que quelques poignées de données, nous allons assister à une mutation radicale et douloureuse du pouvoir médical qui tombera aux mains des concepteurs des IA médicales. Autre effet collatéral, l’éthique médicale ne sera plus le produit explicite du cerveau du médecin : elle sera produite plus ou moins implicitement par les IA.
Le médecin va être dépossédé de son pouvoir hier hégémonique sur la santé. Le médecin de demain sera accompagnateur plus que guide, interprète des oracles de l’IA plus que dieu vivant du savoir médical, auxiliaire plus que centre d’un système qui tournera essentiellement autour de l’IA. Le risque est grand que le médecin soit l’infirmière de 2030 : subordonné à l’algorithme, comme l’infirmière l’est aujourd’hui au médecin.
Le Pr Jean-Emmanuel Bibault, l’un des plus grands spécialistes mondiaux en IA médicale, a décrit dans 2041 : L’odyssée de la médecine les bouleversements en cours : « Les LLM vont radicalement changer les métiers qui consistent à utiliser une donnée pour prendre une décision. C’est précisément la nature même de la démarche médicale, et c’est pourquoi la médecine va être fortement impactée dans le futur proche. » Le Pr Bibault insiste sur le fait que l’IA devient peu à peu capable de performances en matière médicale que les meilleurs humains ne peuvent égaler. Il est clair qu’il sera bientôt interdit aux médecins de soigner un malade sans l’avis et l’aval des IA. Ce sera une terrible blessure narcissique pour ma profession : nous devons nous réinventer.
En croisant les caractéristiques génétiques des patients avec leur dossier médical, la médecine personnalisée associe deux mondes qui ne vont pas à la même vitesse. Les IA capables de gérer la médecine seront des monstres de puissance et d’intelligence. Elles coûteront des milliards de dollars et s’autoamélioreront par l’analyse en temps réel de millions de dossiers de patients, ce qui fait craindre que les leaders californiens de l’économie numérique obtiennent le monopole de cette médecine du futur. Si nous échouons à piloter la médecine personnalisée, les GAFAM vont devenir les maîtres de cette nouvelle médecine. La médecine personnalisée pourrait être notre tombeau : il est immoral de la freiner et nous sommes incapables de la maîtriser alors que les IA des GAFAM le peuvent. Le praticien pourrait passer la main à la Silicon Valley. J’ai bien peur que, demain, les médecins signent des ordonnances qu’ils n’auront pas conçues.
Deux utilisations des IA de Google DeepMind ont étonné le monde scientifique. AlphaFold a découvert en quelques semaines la structure en trois dimensions de 200 millions de protéines et AlphaMissense permet de déterminer l’impact médical des mutations de notre ADN. Le 2 janvier 2024, John Thornhill expliquait dans le Financial Times qu’il fallait jusqu’à présent cinq années de travail à un biochimiste pour réaliser la détermination en 3D de la structure d’une seule protéine. Ainsi, l’analyse de 200 millions de protéines par AlphaFold représente l’équivalent du travail d’un milliard de biochimistes humains pendant un an. Sans l’IA, ce travail aurait pris plusieurs milliers d’années à la communauté scientifique mondiale.
Le Pr Guy Vallancien, chirurgien français de réputation mondiale, explique la violence de cette mutation : « Mes confrères vont-ils comprendre qu’il est urgent de repenser l’intégralité de nos métiers au lieu de nous pavaner dans des lieux communs désuets. Pour poser un diagnostic, le médecin procède lui-même par algorithmes sans s’en rendre compte. L’IA par sa capacité à manier des données innombrables en un temps record le dépassera dans la quasi-totalité des cas et la relation humaine n’est en rien spécifique au toubib. Il faut surtout être lucide et accepter d’évoluer sous peine de disparaître et vite. L’IA et la robotique se foutent de nos jérémiades pseudo-humanistes. » De fait, une étude publiée le 3 mai 2023 dans JAMA montre que ChatGPT est deux fois plus empathique que les médecins en chair et en os. Bill Gates a été le premier à remarquer l’empathie de ChatGPT lorsqu’il l’interroge sur les propos qu’il tiendrait au père d’un enfant malade : « Il a livré une réponse excellente, très attentionnée, peut-être supérieure à ce qu’aucun d’entre nous dans la pièce aurait pu dire. »
AMIE, la dernière IA médicale de Google, présentée le 12 janvier 2024, pose un problème inattendu à ma profession. Les performances de cette IA seule sont nettement supérieures à celle du couple IA plus médecin. Autrement dit, le médecin dégrade les performances médicales de l’IA. Cette situation est intenable : nous devons apprendre comment apporter une valeur ajoutée à l’IA.
La médecine est en train de passer d’un artisanat organisé par une myriade de professionnels non coordonnés, qui gèrent de tout petits volumes de données et de patients, à une industrie mondiale aux mains des GAFAM et BATX. Elle va entrer en ébullition !
De la mécanisation à la robotisation, à l’informatisation, les précédentes révolutions technologiques ont rendu caduques des professions manuelles et peu qualifiées tout en bénéficiant aux travailleurs les plus formés. Le développement de l’intelligence artificielle générale semble abolir cette distinction. Comment qualifieriez-vous ce nouveau type de révolution schumpetérienne ? Quels emplois seront créés par cette révolution ? Compenseront-ils les activités détruites ? Est-ce la fin du travail ?
En réalité, trois scénarios se présentent à nous selon la puissance de l’IA. Le premier, l’IA se développe mais n’atteint pas l’IA Générale : elle reste légèrement inférieure au cerveau humain. Nous vivrions alors un simple mais déjà redoutable choc schumpétérien, comme a pu l’être l’arrivée de la machine à vapeur ou de l’électricité. Deuxième scénario, l’arrivée d’une Intelligence Artificielle Générale légèrement supérieure à l’homme dans tous les domaines cognitifs se traduirait par un changement civilisationnel puisque l’homme verrait ses pouvoirs devenir démiurgiques. Troisième scénario, l’émergence d’une Super Intelligence Artificielle, qui serait des millions de fois supérieure à la totalité des cerveaux humains, provoquerait un changement anthropologique avec une marginalisation foudroyante de l’homme.
Jusqu’au 30 novembre 2022, date de la sortie de ChatGPT 3.5, nous étions, dans l’univers connu, les seuls titulaires d’une intelligence conceptuelle. Depuis l’automne 2023, Geoffrey Hinton, l’inventeur des IA actuelles, se lamente dans les médias tel un pompier pyromane : « L’Homme devient la deuxième espèce la plus intelligente sur terre derrière l’IA. »
Dans son rapport « Notre ambition pour la France » (mars 2024), la commission de l’intelligence artificielle présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot, a estimé que le développement de l’IA transformera les missions assignées à l’éducation : l’enseignant passerait du rôle de « sachant » à celui d’ « accompagnant » des élèves. Elle préconise une approche expérimentale, avec un déploiement des outils d’IA au sein de quelques académies pilotes et propose d’intégrer l’usage de l’IA dans les épreuves de recrutement des enseignants dès 2025. Estimez-vous que ce diagnostic est adapté aux enjeux de la formation à l’IA ?
Je pense que cette approche sera totalement insuffisante.
Une humanité au QI moyen de 86 est totalement incapable de gérer le monde ultracomplexe que l’IA va générer. Face au risque d’une gilet-jaunisation mondiale, la médecine va avoir comme priorité l’augmentation cérébrale avant de basculer dans la course vers « la mort de la mort ». Ce changement de priorité médicale s’imposera pour éviter des processus révolutionnaires incontrôlables : en 2024, 2 % des Terriens maîtrisent le raisonnement hypothéticodéductif.
L’opinion publique a peu de réserves éthiques et évolue très vite sur cette question : 38 % des Américains souhaitent sélectionner génétiquement leur bébé pour augmenter leurs chances d’entrer dans une grande université et 28 % sont prêts à modifier son ADN pour cela.
Même si la société acceptait le neuroenhancement, la marginalisation cognitive de l’humanité est inévitable : Sam Altman, le créateur de ChatGPT, estime qu’en 2038 l’intelligence humaine représentera 0,1 % de l’intelligence totale sur terre et l’IA 99,9 %. La neuroaugmentation peut retarder le dépassement de l’homme de dix à cinquante ans au plus.
La noosphère se construit plus vite que prévu et elle est déséquilibrée : une alouette d’intelligence humaine et un cheval d’IA. La noosphère se bâtit sans réflexion et sans plan dans un océan de milliards de dollars et un bain de testostérone. C’est un mélange explosif.
Le décalage entre l’intelligence humaine même augmentée par voie génétique ou électronique et l’IA va être immense. Mettre à jour, upgrader, entretenir 10 milliards de cerveaux biologiques semblera rapidement dérisoire alors que le développement de quelques Super Intelligences Artificielles immortelles sera très facile.
Le débat n’est plus entre les bioconservateurs et les transhumanistes qui veulent augmenter l’homme biologique comme Elon Musk avec Neuralink, mais entre les transhumanistes et les post-humanistes qui veulent la disparition du corps biologique. Pourrons-nous éviter un parricide technologique par une IA irresponsable ? Finalement, nous pourrions devenir immortels mais sous une forme numérique et en perdant notre individualité puisqu’une noosphère démiurgique est nécessairement unique : 10 milliards d’êtres humains disposant de Super IA est impensable.
La « robolution » que vous décrivez peut-elle être dépassée par une autre révolution technologique ? Qui serait en mesure de la comprendre et de l’impulser : l’homme ou la machine ?
Le constat de l’inutilité de l’intelligence biologique sera douloureux mais nous pourrions accepter plus vite que la société civile de 2024 ne le pense, comme le cofondateur de Google en est convaincu, de passer le flambeau à notre progéniture numérique qui constituera l’humanité 2.0.
Début février, les 27 Etats membres de l’UE ont adopté l’AI Act. Ce règlement cherche à garantir les droits fondamentaux des citoyens européens sans freiner l’innovation. Estimez-vous que l’Europe s’est tirée une balle dans le pied ou que notre continent « va devenir le meilleur endroit au monde pour faire de l’intelligence artificielle », comme le soutient Thierry Breton ?
L’Europe va encore reculer. L’AI ACT est un immense cadeau fait aux GAFAM qui n’auront aucun concurrent européen. La formidable start-up française Mistral lancée par le génial Arthur Mensch aurait intérêt à déménager si l’AI ACT n’est pas amendé.
En réalité, le recul est général. Il n’est pas limité à l’IA : Ariane est en train de mourir. Deux lancements d’Ariane cette année dans l’hypothèse la plus rose alors que 144 fuséees Space X auront été lancées par Elon Musk en 2024. Le masochisme technologique de l’Europe est invraisemblable….
Les élections européennes se tiennent début juin. Jusqu’à présent, la question de la gestion de l’IA est absente du débat politique français et continental. A l’échelle internationale, elle semble surtout être traitée par des ingénieurs et des chefs d’entreprise comme Elon Musk ou Marck Zuckerberg. Avez-vous identifié des personnalités politiques conscientes des défis posés par l’IA ?
Laurent Wauquiez est de très, très loin le meilleur. Puis vient David Lisnard. Après, il y a des gens sincèrement intéressés par le sujet comme Jordan Bardella, Philippe Olivier, Geoffroy Didier, Olivier Véran ou Stanislas Rigault.
Puis une nuée de gens qui n’y comprennent rien ou ne s’y intéressent pas : Gabriel Attal, Éric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon…
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