Grand entretien avec Fabrice Le Saché, Vice-Président du Medef en charge de l’Europe. Dans la perspectives des élections européennes de juin 2024, le Medef propose de créer des champions européens. Mais pour rendre possible cette proposition, il faudrait bouleverser la politique de concurrence européenne qui a empêché jusqu’à présent l’émergence de géants européens par le contrôle des concentrations, l’interdiction ou la limitation des aides publiques et la répression des ententes commerciales.
Loup Viallet, directeur de l’Aurore – Comment cette proposition est-elle reçue par les autres patronats européens ? Fait-elle l’objet d’un consensus ? Quels échos a-t-elle reçu auprès des partis et des formations politiques qui dominent ou sont appelés à dominer la scène européenne ?
Fabrice Le Saché – Le constat que nous faisons est partagé par l’ensemble des patronats européens. Pour faire émerger des champions européens, il est nécessaire de réformer la politique de concurrence européenne. Des tensions existent entre les objectifs poursuivis par la politique de la concurrence et ceux de la politique industrielle. Cela concerne les fusions-acquisitions dans des secteurs stratégiques, les coopérations entre entreprises ou encore les aides d’Etat. Ce type de situation nécessite un arbitrage afin d’équilibrer la promotion de la concurrence et la préservation des intérêts industriels européens. Lors de l’audition des têtes de listes aux élections européennes, que nous avons organisée le 18 avril, les candidats, dans une forme d’unanimisme en appellent à un choc de simplification, d’investissements massifs et de sécurité européenne, en assumant la préférence européenne. Si les moyens pour y arriver divergent, les diagnostics convergent en matière de concurrence.
Pour rivaliser avec le capitalisme américain qui admet les concentrations (Les 10% des entreprises les plus importantes cotées à Wall Street pèsent près des trois quarts de la capitalisation de la Bourse américaine) et avec le capitalisme d’Etat chinois, qui favorise le développement de multinationales géantes, il faudrait changer les règles de concurrence de l’UE et modifier substantiellement les articles 101 à 106 du traité sur le fonctionnement de l’UE (le TFUE). Mais rien ne semble possible sans l’aval du Conseil européen, c’est-à-dire des 27 chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres de l’UE. Comment entendez-vous porter concrètement ce changement à l’échelle européenne ?
Une révision du traité (TFUE) se décide au niveau politique. Si le Parlement peut soumettre au Conseil européen des projets de révision, il revient au Conseil, donc aux Etats membres de statuer à l’unanimité pour modifier les règles de concurrence. Etant codécideur législatif au même titre que le Conseil, le Parlement européen peut réorienter la teneur des textes législatifs, notamment sur des sujets majeurs tels que la compétitivité européenne. A cet égard, les résultats des élections joueront un rôle important sur l’orientation des futures politiques.
Au Medef, nous souhaitons que l’Union déploie une politique de concurrence adaptée à la politique industrielle européenne. Les procédures de contrôle des concentrations doivent mieux prendre en compte les gains d’efficience grâce à une approche plus globale des marchés. Un allégement des charges administratives s’avère indispensable. D’autre part, les dispositifs d’aides d’Etat doivent être adaptés, flexibles, ajustés aux priorités de politique industrielle et commerciale.
La valorisation des sept plus grandes entreprises technologiques européennes est vingt fois inférieure à celle de leurs homologues américaines, les Big Tech. N’est-il pas trop tard pour tenter de concurrencer des géants à la pointe de l’innovation technologique, même dans l’hypothèse d’un changement radical des règles de la concurrence européenne ? La création, par exemple, d’un géant européen de l’intelligence générative est-elle réellement envisageable considérant les moyens financiers gigantesques dont disposent Microsoft, OpenAI, Meta, ou Alphabet dans ce domaine ?
L’Europe a un rôle très important à jouer dans le développement des nouvelles technologies. Faire émerger des champions européens est à notre portée en doublant les moyens alloués au Conseil européen de l’innovation à hauteur de 10 à 20 milliards d’euros sur 6 ans. En se rapprochant des budgets annuels de la DARPA américaine (3 milliards par an), l’Union aurait ainsi la capacité de transformer des industries entières, générant des innovations de rupture. Construire une stratégie « Moonshot » au service de l’innovation permettrait de financer la décarbonation des villes intelligentes, faire de l’Europe le leader de la santé numérique et de développer les énergies renouvelables bas carbone.
Le futur de l’industrie, c’est l’intelligence artificielle. Considérée comme une arme dans la bataille économique, cette technologie pose un enjeu de compétitivité, de productivité, de compétences et aussi de souveraineté. Développer cet écosystème nécessite de faire des financements une priorité. Si l’Europe a pris un retard significatif dans le domaine numérique, l’IA générative en est encore à ses débuts. Si l’Europe avance avec les crises, elle a prouvé sa capacité à agir vite face à l’urgence. La gestion de la pandémie et la rapidité à approvisionner l’UE de vaccins illustrent sa force de frappe. L’urgence est désormais de créer un choc de compétitivité dans les nouvelles technologies. C’est une question de volonté politique.
Jusqu’à présent, la politique de contrôle des concentrations a empêché l’émergence de concurrents européens des Big Tech américains et chinois, cependant, en limitant les pratiques anticoncurrentielles, elle a aussi entravé la naissance de (quasi)monopoles privés sur le marché européen, qui auraient pu jouir de leur position dominante pour facturer à leurs clients des prix déraisonnablement élevés. Peut-on susciter des champions européens sans distordre les marchés dans lesquels ils s’inscrivent et sans peser sur le pouvoir d’achat des Européens ?
Face à l’émergence de monopoles américains et chinois, l’Europe doit resserrer les rangs. Comment peser vis-à-vis des géants étrangers ? Il existe un paradoxe dans les règles de concurrence européenne. Le traité sur le fonctionnement de l’Union défend le principe d’un marché concurrentiel où les entreprises opèrent sur un pied d’égalité et où les consommateurs bénéficient de prix compétitifs et de choix variés. Or, ce principe qui interdit les situations monopolistiques, n’est pas de nature à favoriser l’émergence de champions européens.
La montée en puissance des géants chinois ou américains menace les groupes européens. Si l’on prend par exemple la demande de fusion entre Alstom et Siemens : isolés ils n’auraient pas la bonne taille pour résister longtemps.
Pour mieux résister à la compétition mondiale, il est indispensable que des groupes européens réunissent leurs forces. Dans cette perspective, il semble impératif de faire évoluer le contrôle des concentrations dans une logique moins exclusivement consumériste. Notre compétitivité dépend de notre capacité à créer des géants européens.
Que serait la France sans le marché commun ?
La France sans le marché commun ne serait plus dans le peloton de tête des économies mondiales. Elle serait reléguée en « ligue 2 ». Et elle se priverait des quatre libertés, l’un des principes fondateurs de l’Union européenne. Sans la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, les droits de douanes seraient rétablis et cela aurait un impact dévastateur sur notre commerce, notre économie. Nos entreprises deviendraient moins compétitives et cela générerait des coûts importants pour les consommateurs. Ils perdraient énormément de pouvoir d’achat. En termes d’influence sur la scène internationale, la France aurait beaucoup à y perdre. Faisant parti d’un espace économique de 450 millions d’habitants, le premier marché mondial, l’Union a davantage de poids dans les négociations d’accords commerciaux avec les pays tiers. En outre, l’Europe permet de mutualiser les coûts dans des projets d’envergure qui ne pourraient être financés à l’échelle d’un Etat.
Que pèse le Medef dans les discussions entre patronats européens ?
Le Medef joue un rôle prépondérant au sein du patronat européen. Représentant plus de 190 000 entreprises, dont des poids lourds du CAC 40, sa voix porte notamment dans les projets de coopération économique avec l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou encore les Pays-Bas. Avec nos homologues européens, les forums économiques bilatéraux ou trilatéraux permettent d’engager des réflexions sur les grands enjeux et de concrétiser des partenariats dans des secteurs stratégiques. Je pense tout particulièrement à la création d’une usine de semi-conducteurs, projet franco-néerlandais, implantée en France. Ou encore au renforcement des partenariats des technologies zéro-carbone au travers de Projets Importants d’Intérêt européens communs (PIIEC).
Etes-vous confiant dans l’avenir ? L’Europe peut-elle retrouver la première place dans la compétition économique mondiale ?
Au regard de son bilan, l’Europe doit se transformer en profondeur. Nous sommes à un moment de bascule entre la transformation de nos économies, l’accélération de la prédominance économique américaine et chinoise et une recrudescence des tensions géopolitiques. Cette rupture de vitesse avec d’autres blocs impose à l’Europe un rythme nouveau. Cela passe par un choc de simplification et une systématisation des études d’impact sur les PME.
Si l’on veut réindustrialiser l’Europe, la relance de la production de l’Union est vitale pour rester dans la course. La création d’un fonds souverain (représentant 10% du budget de l’UE, soit aujourd’hui 12 milliards), consacré au développement de technologies stratégiques créerait un réel choc de compétitivité ! D’autre part, nous voulons accélérer vers une économie plus durable. Ce ne sera possible que si l’UE adopte une directive bas-carbone pour sanctuariser la complémentarité des solutions.
Pour accélérer la cadence des innovations, il est impératif de doubler la part du budget européen qui y est consacrée et de se rapprocher du fonctionnement de la DARPA américaine. Si l’on veut faire émerger des champions européens, un enjeu majeur pour notre compétitivité, « l’Europe de la compétence » doit encourager la création de diplômes européens communs dans un écosystème éducatif intégré et numérisé.
Enfin, pour assurer notre sécurité économique et la diversification de nos chaînes d’approvisionnement, il est impératif de poursuivre la négociation des accords de commerce. Et pour répondre aux futurs besoins de l’économie, veiller à faire croître les marchés de capitaux pour financer nos futurs projets.
C’est à ces conditions que l’Europe aura des chances de reconquérir la première place dans la compétition économique mondiale.
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