Les punaises de lit de Pascal Praud, la mauvaise blague de Tex ou encore l’ironie grasse d’Alain Finkielkraut… Sur quels arguments régule-t-on la liberté d’expression dans notre espace médiatique ? Diversité des opinions et des idées au sein d’une même rédaction, quotas de temps de parole alloués aux politiques… Comment organiser le pluralisme sans classer idéologiquement journalistes et invités ?
Le Conseil d’État contre Cnews ?
La décision du Conseil d’État enjoignant « à l’Arcom, de procéder au réexamen de la demande de Reporters sans frontières en tant qu’elle porte sur la demande de mettre en demeure l’éditeur du service Cnews de se conformer à ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information, et de prendre une nouvelle décision dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision » a été publiée le 13 février 2024. Comprise initialement comme un avertissement à Cnews, elle suscite de nombreux débats puisque le renouvellement des licences d’exploitation des fréquences de la TNT est prévu en 2025.
Cette décision fait suite à un recours de l’association Reporters sans frontières (RSF) contestant le refus du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) d’adresser à Cnews « une mise en demeure de se conformer à ses obligations relatives à sa qualité de service consacré à l’information ainsi qu’aux principes d’honnêteté de l’information, de pluralisme et d’indépendance de l’information ». La demande initiale de RSF date du 30 novembre 2021, avant l’élection présidentielle à laquelle le journaliste Éric Zemmour s’est déclaré candidat juste après avoir démissionné de Cnews. Le refus de l’Arcom (qui a remplacé entre-temps le CSA), dont le contrôle se limitait au temps de parole des personnalités politiques, a été notifié le 5 avril 2022. Inversement, Raquel Garrido a démissionné de LFI pour pouvoir intervenir dans des émissions de télévision sans que ses interventions soient prises en compte dans les temps de parole de ce parti. S’il y a une sorte d’abus de droit, il est partagé.
Le Conseil d’État a relevé que l’Arcom, « en s’en tenant à la seule prise en compte du temps d’antenne accordé aux personnalités politiques pour l’appréciation des obligations du service en matière de pluralisme de l’information », a fait « une inexacte application des dispositions de la loi du 30 septembre 1986 ». Cela signifie que l’Arcom aurait dû tenir compte, dans son contrôle du respect des obligations des chaînes de la TNT, des temps de parole d’Éric Zemmour et de Raquel Garrido dans les émissions auxquelles ils participaient.
Le Conseil d’État cherche à garantir au public l’accès à une information dont le pluralisme n’est pas seulement assuré par l’existence de différentes chaînes d’information ayant chacune un courant de pensée particulier. Ces dernières sont tenues d’être indépendantes de leur actionnaire, honnêtes intellectuellement, et de respecter « dans l’ensemble de leur programmation, la diversité des courants de pensée et d’opinion exprimés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, que l’Arcom ne prenait pas en compte précédemment. RSF avait demandé l’intervention de l’Arcom pour condamner Cnews, le Conseil d’État impose à l’Arcom de contrôler le pluralisme des courants de pensée dans chaque chaîne d’information de la TNT.
La nouvelle mission de l’Arcom
Cette obligation paraît au premier abord difficile à respecter. Pour mesurer le temps de parole accordé à chacun des courants de pensée, il est nécessaire de les définir, ce qui favorise les courants existants et complique l’apparition d’un nouveau courant. Le classement des personnalités politiques est facile. Par contre, les chaînes ne peuvent pas demander aux journalistes, commentateurs, chroniqueurs et intervenants de plateau de déclarer le courant de pensée dans lequel ils se situent, ni décider elles-mêmes de leur classement. On ne peut non plus attendre de l’Arcom qu’elle classe arbitrairement tous les commentateurs et invités. Et comment classer une personnalité atypique ou cachant son appartenance à un parti ? Les auditions de la commission parlementaire sur l’audiovisuel montrent une certaine unanimité des personnalités interrogées sur cette impossibilité.
Il existe un moyen technique de régler ces difficultés : l’analyse des données lexicales, c’est-à-dire des discours tenus lors de chaque débat. Cela consiste à établir une liste de mots clés et d’associations de mots-clés, à compter le nombre de fois qu’ils sont prononcés au cours d’émissions spécifiées et à comparer les fréquences de chaque mot-clé à leur moyenne calculée sur la totalité des chaînes d’information de la TNT pendant le même laps de temps. L’avantage de cette méthode est qu’elle ne classe personne a priori, qu’elle donne une indication sur la diversité des problèmes abordés et des opinions exprimées par chaque chaîne d’information par rapport à la diversité de l’ensemble, sans définir les courants d’opinion et de pensée. Cette méthode respecte la liberté d’expression de chacun, laisse les rédactions choisir les sujets des débats qu’elles organisent et les participants qu’elle y invite, et n’empêche ni la naissance ni la disparition d’un courant de pensée. Elle complète la démarche précédente de l’Arcom consistant à mesurer le temps de parole de chaque parti politique.
La diversité des opinions et idées au sein d’une même rédaction présente par contre des inconvénients :
- La démarche de RSF contre Cnews et le départ conflictuel de journalistes en désaccord avec la nouvelle ligne éditoriale du Journal du dimanche après son intégration dans le groupe Bolloré montrent que la présence de journalistes d’opinions opposées au sein d’une même rédaction risque de créer des conflits internes et d’en perturber le travail.
- Ce départ montre aussi que l’indépendance des journalistes vis-à-vis de l’actionnaire est difficile. Un actionnaire ne peut offrir une tribune médiatique à des journalistes qui lui sont idéologiquement complètement opposés sans qu’ils soient tenus par un devoir de réserve. On n’imagine pas un journaliste de L’Obs, très critique à l’égard du groupe Bolloré, s’exprimer en toute liberté sur Cnews ni sur C8.
- En confrontant le public d’une chaîne de télévision à des opinions qu’il ne partage pas et parfois même réprouve, cette règle suscite le “zapping” des téléspectateurs et en réduit la fidélité. Au plan commercial, cela risque de diminuer les recettes publicitaires et de grever les budgets dont l’équilibre dans le secteur privé est nécessaire.
- La coexistence sur la TNT de chaînes financées par des capitaux privés et de chaînes publiques subventionnées crée une concurrence déloyale qu’il faut rectifier par des réglementations adaptées aux nouvelles conditions. C’est une difficulté récurrente lorsqu’un marché est partagé entre le secteur public et le secteur privé. La différence de financement ne doit pas empêcher que les mêmes contraintes d’indépendance et de pluralité des courants de pensée soient imposées aux chaînes publiques et aux chaînes privées.
Le “néoprogressisme” contre le groupe Bolloré
Le signalement de Cnews à l’Arcom par RSF est caractéristique de l’opprobre auquel le groupe Bolloré est confronté dans certains milieux, autoproclamés progressistes. Il montre la réaction de ces derniers au succès que la chaîne obtient en exprimant un courant de pensée complètement opposé à leurs objectifs.
Ces milieux progressistes définissent le progrès social par la lutte contre le réchauffement climatique, l’accueil des immigrés clandestins, la culpabilité de l’Occident dans la colonisation et les crimes contre l’humanité, le véganisme, l’antispécisme, la désobéissance civile, le mariage pour tous, le féminisme, la parité sexuelle, l’écriture inclusive, l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, la théorie des genres, le libre choix des mineurs de leur sexe, la transsexualité, la transidentité, la non-binarité, l’intersectionnalité, etc. Cela ne signifie évidemment pas que tous ceux qui se revendiquent progressistes adhèrent à l’intégralité de ce programme, mais seulement une grande partie. Inversement, les “réactionnaires” peuvent partager certaines de ses idées mais être opposés aux autres. Considéré dans son ensemble, ce programme est qualifié dans la suite de néoprogressiste.
La réaction violente du courant néoprogressiste devant les succès de Cnews et C8 montre sa crainte d’un prochain succès électoral du Rassemblement national. Dans une tribune publiée dans Le Monde, des intellectuels et des élus de gauche proposent de réformer la loi électorale en instaurant un scrutin proportionnel dans le but explicite d’empêcher le Rassemblement national d’accéder au pouvoir. C’est un détournement de la loi à des fins partisanes, utilisé en 1986 par François Mitterrand pour conserver la majorité à l’Assemblée nationale, suivi ultérieurement par la plupart des autres gouvernements. Ce n’est pas flatteur pour des élus qui prétendent défendre la démocratie, mais la certitude d’avoir raison explique ce choix.
Claire Sécail, chargée de recherches au CNRS, dans son petit livre Touche Pas à Mon Poste, analyse l’émission du même nom diffusée par la chaîne C8 du groupe Bolloré. Elle accuse Cyril Hanouna de populisme, d’adhérer « à la conception duale d’un monde clivé verticalement entre élite et peuple, l’élite étant constituée comme adversaire de ce peuple au nom duquel l’animateur prétend parler ». Prétend-elle que l’élite actuelle suive « l’expression de la volonté générale du peuple », ce qui est la définition même de la démocratie ? Que pense-t-elle du contournement par le traité de Lisbonne du refus par référendum d’une constitution européenne en 2005 ? Michel Onfray, Emmanuel Todd et d’autres intellectuels considèrent au contraire que la France est gouvernée par une élite constituée de hauts fonctionnaires, de magistrats et de PDG de multinationales agissant contre la volonté populaire.
Elle montre les procédés utilisés par Cyril Hanouna au cours de son émission. Son hypothèse initiale est l’existence d’ « un projet idéologique réactionnaire » de Vincent Bolloré, que Canal Plus, C8 et Cnews seraient chargées de diffuser. Le catholicisme affirmé de Vincent Bolloré n’est pas comparable avec la volonté des milliardaires arabo-musulmans qui financent des mosquées partout dans le monde. Toute son analyse est biaisée par cette hypothèse de départ. L’objectif principal de Cyril Hanouna est très vraisemblablement d’assurer le succès de son émission, en utilisant des moyens qui ne relèvent évidemment pas du débat scientifique, ce qui montre la grande difficulté sinon l’impossibilité d’une émission d’“infotainment” attirant un grand nombre de téléspectateurs, les faisant à la fois rire et réfléchir. On aimerait savoir comment Claire Sécail animerait cette émission. « La critique est aisée, mais l’art est difficile ».
Il n’existe à ma connaissance aucune preuve d’un projet de société émanant de Vincent Bolloré, et, même si c’était le cas, ce projet serait contraire au projet néoprogressiste du pouvoir actuel, mais pas à la démocratie. C’est un essai idéologique à charge.
L’influence américaine
Le mouvement néoprogressiste est d’origine américaine. Marc-Olivier Bherer, dans sa tribune « En Floride, le putsch de la droite contre l’université », dénonce la prise de pouvoir du parti républicain dans des établissements universitaires en Floride, contraire à la règle de la non-ingérence du politique dans les universités,
On ne peut évidemment que l’approuver, mais une université qui trie les livres étudiés en fonction du sexe et de l’orientation politique de l’auteur, corrige les œuvres classiques pour ne froisser aucune “minorité”, sélectionne des enseignants suivant leur sexe et leur origine ethnique afin de respecter des quotas, interdit aux Blancs l’utilisation du mot “black” (le “n-word”) pour désigner un Noir, sanctionne toute parole ou comportement qualifié d’“inapproprié” parce que contraire à la théorie critique de la race qui affirme le racisme systémiques des blancs européens occidentaux, ne respecte aucune des normes universitaires les plus élémentaires. En Floride, c’est un “putsch” non des Républicains contre l’université, mais de la rationalité contre le néoprogressisme américain, en réaction au “putsch” inverse qui l’a précédé et dont les effets sont devenus contraires à la rationalité. Donald Trump devrait remercier les néoprogressistes américains sans lesquels les démocrates seraient largement majoritaires. .
Au Canada, Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, faisait ce douloureux constat dans les colonnes du Devoir : « la police des mots est à l’œuvre dans les universités. Il y a quelques semaines, une professeure de l’Université Concordia s’est vue écartée de son enseignement. Son tort : elle avait cité le titre du livre de Pierre Vallières “Nègres blancs d’Amérique”, publié il y a plus d’un demi-siècle. […] La semaine dernière, on apprenait que l’Université d’Ottawa avait sanctionné l’enseignante Verushka Lieutenant-Duval pour avoir utilisé le mot tabou [le n-word] lors d’un cours. Réagissant à la fureur induite par certains qui ne peuvent supporter d’entendre ces syllabes, la direction de l’Université a d’emblée imputé un dessein raciste à l’enseignante ».
Des propos antisémites sont diffusés dans de nombreuses universités américaines, comme à l’université Columbia, dont une centaine de professeurs ont appelé à défendre les étudiants qui soutiennent publiquement le Hamas, considéré pourtant comme une organisation terroriste par les États-Unis et le Canada.
Cette évolution a été décrite dès 1995 par Edward Behr dans son essai Une Amérique qui fait peur et atteint maintenant la France. L’Institut d’études politiques de Grenoble en a donné récemment un aperçu : deux professeurs de cet institut ont été accusés et dénoncés publiquement par des étudiants pour avoir tenu des « propos problématiques » et « islamophobes ». Ce sont les professeurs qui ont été suspendus. Les étudiants, poursuivis sur instruction du ministère, ont bénéficié d’un non-lieu (pour un vice de procédure semble-t-il). Des conférenciers dont les discours sont jugés “inappropriés” par des étudiants sont exclus de Sciences Po Paris, certains chercheurs sont dénigrés, boycottés, tandis que des personnalités contestables, comme des proches ou même des membres du Hamas pour lesquels « the Hole world should adopt Islam, with non-Muslims being viewed as infidels and targets for assassination » [cf. la doctrine Takfir du Hamas], y sont invités ainsi que dans des universités. L’irrationalité a conquis une grande partie du monde universitaire occidental.
L’échec des milieux néoprogressistes
Idéologies néoréactionnaires et valeurs démocratiques
L’éditorial de Nicolas Truong publié dans Le Monde et intitulé « Ces idéologies néoréactionnaires qui refusent les bouleversements du monde » donne une première idée de la réaction de ce courant néoprogressiste devant le succès de Cnews : « Comment en est-on arrivé là ? Une France en apparence confinée dans ses remugles les plus rances. »
Les bouleversements du monde évoqués par Truong constituent selon lui « une triple révolution anthropologique, à la fois écologique, intime et géopolitique ». Elle renverse soudainement des traditions millénaires qui ont construit peu à peu les structures familiales, les valeurs culturelles et les règles de justice de la société occidentale. Certes, l’ancienneté des traditions n’est pas un argument suffisant en lui-même pour les maintenir, mais elle interroge sur celles qui les remplacent parfois très rapidement. Les conséquences de l’eugénisme du début du XXe siècle, du maccarthysme, du mouvement féministe de lutte contre l’alcoolisme aux États-Unis (la prohibition) et de l’aveuglement d’un grand nombre d’intellectuels devant les idéologies totalitaires semblent complètement oubliées.
Exiger le respect de la loi dans les manifestations pour le climat, contre la construction de barrages, de bassines et d’aéroports, de la présomption d’innocence dans les procès, demander la prudence dans les changements de mœurs, contredire les interprétations “wokistes” des évènements historiques, contester le “droit à la désobéissance civile”, … seraient comptés dans les remugles les plus rances ? L’expression islamo-gauchisme, infâmante selon Truong, le serait plus que le racisme systémique des Blancs ? Cette agressivité des néoprogressistes à l’égard des “néoréactionnaires” montre qu’ils sont persuadés d’avoir raison, de détenir la vérité, comme tous les intégristes.
Les progrès de l’audience de Cnews leur apparaissent très inquiétants parce que la chaîne, en s’opposant à ces évolutions, oriente de plus en plus de téléspectateurs, souvent même d’un niveau culturel élevé, vers les partis qu’ils qualifient d’extrême-droite.
Pour réduire autant que possible la représentation politique de cette opposition, ils ne cherchent pas les causes des progrès électoraux du Rassemblement national (RN) : à leurs yeux, quelles qu’elles soient, elles ne sont pas recevables puisqu’ils sont convaincus d’avoir raison, comme Figaro : « prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort ». Ils stigmatisent ce parti, le qualifient d’ultralibéral, raciste, extrémiste, ringard, conservateur, nationaliste, pro-russe, démagogique, populiste, fasciste, etc. Ils rejettent à l’extrême-droite ou dans l’abstention des citoyens qui ne font que défendre les valeurs humanistes et républicaines proclamées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et en vigueur en France il n’y a que quelques années, et tentent d’étouffer leur liberté d’expression. Marine Le Pen devrait remercier les néoprogressistes français qui font le succès du RN.
Presse écrite et presse audiovisuelle
Le Conseil d’État prend en réalité les milieux néoprogressistes à leur propre piège : la diversité des courants d’idées et d’opinions est imposée non seulement à C8 et Cnews, mais à toutes les chaînes d’information de la TNT, publiques et privées.
Ni la presse écrite ni les sites internet ne sont concernés. L’Humanité, Minute, Éléments et tous les journaux d’opinion ne diffusent que les idées et opinions de leur courant de pensée, et l’absence de diversité est évidente. Personne n’a jamais imaginé d’interdire L’Humanité, malgré son soutien sans faille à l’URSS de Staline et son déni du goulag, ni Présent, journal proche du Front national et de Jean-Marie Le Pen. Par contre, L’Obs, qui consacre plus de dix pages au dénigrement systématique de la « galaxie médiatique bâtie par Vincent Bolloré » dans son numéro du 29 février 2024 et exige des sanctions financières très lourdes contre Cnews pour l’empêcher d’émettre, montre une intolérance inquiétante. Les chaînes de ce groupe n’ont jamais, à ma connaissance, demandé que des amendes soient infligées aux chaînes publiques lorsqu’elles sont intellectuellement malhonnêtes, ce qui leur arrive bien plus fréquemment qu’on ne le croit (il suffit de lire l’essai d’André Perrin pour en être convaincu).
Une question se pose alors : pourquoi imposer la diversité des courants d’idées et d’opinions dans les chaînes d’information et pas dans la presse écrite, presque toujours subventionnée (ce qui justifierait l’obligation de respecter ce pluralisme) ? On imagine le tollé des journalistes, toutes tendances confondues, si la presse écrite était soumise au contrôle de l’Arcom et devait assurer la diffusion des différents courants d’idées. Ce serait un scandale dans la presse écrite mais pas dans la presse audiovisuelle ?
Les mots et expressions interdits
Toute déclaration non conforme au “progrès” est signalée à l’ARCOM et susceptible de poursuites judiciaires. C’est la méthode classique pour faire taire des personnalités dérangeantes, dont Anne-Marie Le Pourhiet a expliqué les conséquences sur la liberté d’expression dans une tribune du Monde dès 2005.
La loi Pleven, qui sanctionne la provocation à la haine ou à la discrimination, la diffamation et l’injure, a complété la loi de 1881 en 1972. Elle sanctionne « l’injure raciste, la diffamation, la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une « race » ou une religion déterminée, et autorise les associations dont l’objectif de lutte contre le racisme est inscrit dans leurs statuts, et qui ont une existence de cinq ans, à se constituer parties civiles lors d’un procès. » Ce ne sont plus seulement les faits matériels, les violences physiques, les incitations explicites à ces délits qui sont pénalisés, mais la diffusion d’idées “considérées” comme des incitations à la violence et des agressions à l’encontre de communautés, ce qui incite évidemment ces dernières à poursuivre en justice tout contradicteur, comme la loi le leur autorise.
« La difficulté du juge consiste alors à se mettre à la place du public […]. Il punit le discours équivoque, celui qui se veut drôle, mais qui n’amuse pas les communautés visées. Il n’est pas plus indulgent avec la maladresse, se bornant à examiner non pas l’effet recherché, mais l’effet effectivement produit » précise l’avocat Basile Ader dans les colonnes de legipresse. La décision du juge dépend donc de son appréciation personnelle. C’est lui qui évalue si la plaisanterie est drôle ou non, si les personnes moquées en souffrent ou pas. La plaisanterie de Tex sur C8 : « Comme c’est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c’qu’on dit à une femme qu’a déjà les deux yeux au beurre noir ? – Elle est terrible celle-là ! – on lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois ! » n’a pas fait rire le juge. Comment peut-il prendre cette plaisanterie au sérieux, au premier degré ? Où sont la diffamation, la provocation à la discrimination, l’incitation à la haine ou à la violence ? Comment fait-il pour se mettre à la place du public des Z’Amours, qui trouve cette émission très drôle et que d’autres méprisent ? Comment mesure-t-il le préjudice subi ?
Tout discours pouvant être considéré comme dévalorisant une communauté ethnique, religieuse, sexuelle etc. ou un de leurs membres expose son auteur à des poursuites judiciaires. Les discours oraux sont interprétés au premier degré : Alain Finkielkraut, tournant en dérision le discours de son adversaire dans une émission, a été pris au mot en expliquant qu’il violait sa femme tous les soirs ! Ce qui est maintenant cherché dans les paroles, c’est ce qui pourrait dévaloriser une minorité, au lieu de ce qu’a voulu dire leur auteur. Il existe naturellement des erreurs, des maladresses, des emportements, surtout dans les émissions en direct, et on ne peut contrôler la totalité de ce que l’on dit. Le jeu de certains journalistes est alors de pousser à la faute, en provoquant l’exaspération de la personne interrogée.
En se demandant en direct si la prolifération de puces de lit était liée à l’immigration clandestine compte tenu des conditions d’hygiène dans lesquelles les immigrés clandestins arrivent en France, le journaliste de Cnews Pascal Praud a reçu un avertissement de l’Arcom. La réponse est négative, mais la sanction est-elle ce réellement justifiée ? Peut-on dire une vérité scientifique, par exemple que l’immigration a provoqué la réapparition de certaines maladies infectieuses, contre lesquelles les Français sont vaccinés mais pas les immigrés, ou que les avions en provenance d’Afrique peuvent transporter des moustiques porteurs de virus inconnus dans les pays tempérés ? Le journaliste a-t-il droit à l’erreur ? Le risque de procès d’intention est évident.
Liberté d’expression et honnêteté intellectuelle
La poursuite systématique de tout auteur d’une parole maladroite, ambiguë, ou même injurieuse, d’un texte mal interprété, est un frein à l’expression libre. Il est assez paradoxal que toute suspicion de critique de musulmans (et de chrétiens) soit condamnée et qu’on puisse diffuser des caricatures obscènes de Mahomet et de Jésus bien plus offensantes. La diffusion de ces caricatures est peut-être d’ailleurs une réaction à l’interdiction de critiquer des communautés de pratiquants. On impose ainsi peu à peu un discours complètement lissé, insipide, et finalement sans intérêt.
La meilleure solution pour que la liberté d’expression continue d’exister est l’honnêteté intellectuelle des chercheurs et professeurs, des magistrats, des journalistes, des responsables politiques et des intellectuels. Les professeurs et les chercheurs doivent rester dans leur rôle, les journalistes et les intellectuels dans les leurs.
Le “savant militant” dont Jean-Paul Sartre était l’illustre représentant dans la seconde moitié du XXe siècle, n’existe pas : on est “savant” ou “militant”, pas les deux à la fois. Le chercheur fonde son travail sur le doute cartésien, la raison et l’esprit critique, la confrontation des idées. Le militant est pris par la passion, la volonté de persuader et la certitude de savoir. Il y a une incompatibilité entre ces deux démarches. Dès l’instant qu’un chercheur s’engage dans un mouvement idéologique, il perd sa neutralité et son esprit critique. « À cumuler la posture de chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l’acteur qui tente d’agir sur eux, on ne fait que de la recherche au rabais et de la politique de campus » écrit Nathalie Heinich dans Ce que le militantisme fait à la recherche.
L’intellectuel – journaliste, enseignant, essayiste – s’informe auprès des chercheurs et effectue un tri dans les connaissances qui lui sont transmises. Ce tri est le résultat de son jugement, de sa perception personnelle des sujets abordés, du public auquel il s’adresse. Sa liberté d’expression le rend responsable de son discours devant ses auditeurs. La malhonnêteté intellectuelle consiste à ignorer volontairement les textes et les informations contraires à sa propre idéologie ou à les transformer pour qu’ils soient conformes à cette dernière, à les présenter comme des certitudes, et même parfois à tricher. Dans l’enseignement du second degré, la malhonnêteté de professeurs est fréquente et inexcusable. En 2002, beaucoup d’entre eux ont encouragé les élèves à manifester contre Jean-Marie Le Pen, alors que les parents de certains (20 %) votaient pour lui.
Lors d’un débat sur l’immigration organisé par un journaliste de France Culture entre deux intervenants, l’un est présenté comme “directeur de l’Office français de l’immigration placé sous la tutelle du ministre de l’intérieur” et l’autre comme “ un chercheur à Sciences Po”. L’animateur passe sous silence que ce dernier a été le secrétaire de la section de l’Union des étudiants communistes dans ce même établissement, et que, membre du PCF, il a été aussi le coordinateur fédéral de la jeunesse communiste dans les Hauts-de-Seine. C’est un “savant militant”. Cette malhonnêteté est d’autant plus inacceptable sur cette radio publique qu’elle revendique un statut culturel particulier. André Perrin et Pascal Boniface donnent bien d’autres exemples de ce genre de dérives dans les chaînes publiques.
Le contrôle par la justice de la liberté d’expression réduit la responsabilité individuelle, affaiblit le respect de l’autre, limite la prudence dans les paroles, qui sont les principales barrières à l’outrance du langage. Ces barrières devraient être acquises par l’éducation, non imposées par la loi, et l’échec de l’éducation est la cause de la substitution de cette dernière par la loi.
Une nouvelle orthodoxie
Au XXe siècle, le courant progressiste était le communisme, présenté comme “l’avenir radieux” de l’humanité. Cette illusion a duré longtemps en France, malgré la prise de conscience de la réalité soviétique par de nombreux intellectuels de droite et de gauche, comme André Gide dans Retour d’URSS (1936). Les “savants militants” de l’école normale supérieure l’ont maintenue bien après la révélation de la réalité stalinienne par Khrouchtchev en 1956, profitant de la liberté d’expression assurée à l’époque en France (mais pas en URSS) pour diffuser ce qu’ils savaient être un mensonge.
En 1943, George Orwell critique le régime soviétique dans La Ferme des Animaux, et, dans une préface non publiée à l’époque, il écrit : « Il y a en permanence une orthodoxie, un ensemble d’idées que les bien-pensants sont supposés partager et ne jamais remettre en question. ». L’évolution politique (intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie, chute du mur de Berlin, …), le développement économique (augmentation du pouvoir d’achat dans les démocraties occidentales, diminution du nombre d’ouvriers), le renouvellement de la population (disparition naturelle des militants) ont substitué à la bien-pensance marxiste construite sur la croyance en une science exacte de la société, une nouvelle orthodoxie occidentale fondée sur le progrès scientifique (les nouvelles technologies et leurs applications), l’inquiétude écologique (le changement climatique) et la culpabilité collective (les crimes contre l’humanité). C’est la « triple révolution anthropologique, à la fois écologique, intime et géopolitique » selon Nicolas Truong.
C’est la liberté d’expression qui rend possible la sortie d’une orthodoxie. Pour maintenir cette orthodoxie, il faut donc encadrer cette liberté : c’est ce que fait actuellement le mouvement néoprogressiste dont les contradictions commencent à apparaître.
Un contrôle de cette liberté est toutefois nécessaire : on ne peut pas accepter n’importe quel discours. Une démocratie n’est pas suicidaire. La liberté d’expression, valeur démocratique, ne peut être invoquée pour diffuser une idéologie qui veut la supprimer, et plus généralement celles qui sont contraires à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce sont ces théories qui devraient être interdites, pas des expressions isolées, maladroites, interprétées de façon orientée, prononcées sous le coup de la passion dans les débats en direct qui ne sont que des joutes oratoires dignes du café du commerce.